vendredi 6 juin 2008

Baudelaire: Any where out of the world

Jeune orpheline au cimetière - vers 1824 - Eugène Delacroix

« Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis/Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits/Il arrive souvent que sa voix affaiblie/Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie/Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts/Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts »
La cloche fêlée, in Fleurs du mal, Spleen et idéal, Charles Baudelaire (Ed. Gallimard, Pléiade)

« J’ai trouvé la définition du beau – de mon Beau. C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture. Je vais, si l’on veut, appliquer mes idées à un objet sensible, à l’objet, par exemple, le plus intéressant dans la société, à un visage de femme. Une tête séduisante et belle, veux-je dire, c’est une tête qui fait rêver à la fois – mais d’une manière confuse – de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété – soit une idée contraire, c'est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associé à une amertume refluante, comme venant de privation ou de désespérance. Le mystère, le regret, sont aussi des caractères du Beau. »
Fusées X, Charles Baudelaire (Ed. Gallimard, Pléiade)

La mort s'est installée dans l'âme de l'Amoureux du beau. Les ténèbres ont  investi l'âme du poète endeuillé par la perte de l'idéal, la fin absolue du sublime et de la majesté, en ce monde où le rêve, l'imagination et la beauté sont désormais voués à l'agonie, où il n'est plus guère possible de vivre. Au chevet de son âme suffoquant dans les miasmes morbides, comme dans un cachot humide, Baudelaire, enveloppé de sa solitude énigmatique, regarde les nuages, les merveilleux nuages qu'elle aime tant. Il songe qu'une invitation au voyage ferait peut-être merveille.

Il laisse alors son esprit vagabonder en arrière du secret douloureux qui le faisait languir, et remonte quelque peu le long du fil de sa mémoire. Le poète se souvint de ce gazetier philanthrope qui jetait, sans vergogne, les amoureux de la solitude et du mystère au ban des accusés, leur faisant uniquement le reproche de ne jamais éprouver le besoin de partager leur jouissance. Quel subtil envieux, un hideux trouble-fête ! Il ne fut pas le seul pauvre d'esprit sur son chemin.
Les charlatans, les génies absurdes, les critiques complaisants et les faux procès ne manquent pas à l'appel. Une lettre qu'il a écrite à son ami Barbey d'Aurevilly en juillet 1860, lui revient soudain à l'esprit, quand il était question entre eux de la peinture religieuse de la Renaissance et des peintres modernes, dans laquelle il s'était étonné qu'il n'ait "pas pensé à faire par analogie, un parallèle entre la peinture soi-disant religieuse de ce temps-ci (véritable saloperie d'album) avec la vieille peinture religieuse (Michel-Ange lui-même), écrasante de majesté»

En matière de peinture, Eugène Delacroix, est un des rares élus à trouver grâce aux yeux de Baudelaire qui en fait encore l'éloge. Il admirait son oeuvre et notamment sa toile Dante et Virgile à bord de cette barque voguant sur les eaux sombres du Styx, conduite par le Diable en personne jusqu'aux Enfers.

Ce tableau, «vrai signal d'une révolution», avait jeté « un trouble profond» dans les esprits d'alors, se souvient Baudelaire, et «de l'étonnement, de l'abasourdissement, de la colère, du hourra, des injures de l'enthousiasme et des éclats de rire insolents qui entourèrent ce tableau».

Le poète avait soutenu dans son Salon de 1846, que « pour pareil homme, doué d'un tel courage et d'une telle passion, les luttes les plus intéressantes sont celles qu'il a à soutenir contre lui-même; les horizons n'ont pas besoin d'être grands pour que les batailles soient importantes; les révolutions et les événements les plus curieux se passent sous le ciel du crâne, dans le laboratoire étroit et mystérieux du cerveau ». 

Oui, il l'avait alors bien qualifié de nouveau génie tombé dans la disgrâce académique, cible de critiques amères et ignorantes et, à quelques rares exceptions, remarquables et courageuses.
« Les oeuvres de Delacroix, sont des poèmes et de grands poèmes naïvement* conçus, exécutés avec insolence, accoutumés du génie".(*Il faut entendre par la naïveté du génie la science du métier combinée avec le gnôti séauton, mais la science modeste laissant le beau rôle au tempérament) »
Quant à la pauvreté de l'Art qu'il n'a eu de cesse de récrier, de dénoncer, elle ne traduit rien d'autre à ses yeux offensés que la perte de l'Idéal à servir Dieu. «De jour en jour l'art diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu'il rêve, mais ce qu'il voit. Cependant c'est un bonheur de rêver, et c'était une gloire d'exprimer ce qu'on rêvait ; mais que dis-je ! connaît-il encore ce bonheur? »

A l'époque des Caprichos, le peintre espagnol Francisco Goya, disait que «l'imagination abandonnée par la raison, produit d’impossibles monstres ; unie à elle, elle est la mère des arts et source de leurs merveilles». Il fut en ce sens, et à quelques nuances près, rejoint par Delacroix qui soutenait qu'à la source de tout génie créateur se trouvait bien l'imagination, qu'il définissait telle «la finesse des sens qui voit ce que les autres ne voient pas, ou le voit en manière diverse»

Baudelaire aime tant la peinture, il a brûlé du désir de peindre d'ailleurs... Ah oui, il a rêvé de peindre une femme qui lui «est apparue rarement et a fui si vite».

 Il se souvient de l'avoir comparée à «un soleil noir, si l'on peut concevoir un astre versant la lumière et le bonheur», tout ce qu'elle lui inspirait était nocturne et profond, elle était comme «la lune arrachée au ciel, vaincue et révoltée». Une femme rare qui fait «rêver au miracle d'une superbe fleur éclose dans un terrain volcanique» et  «donne le désir de mourir lentement sous son regard».

Oui, l'âme de Charles Baudelaire était la proie de l'ombre, de la mélancolie, de la passion du néant, de la bile noire. Son âme s'était évadée aux confins des «royaumes brumeux du spleen». L'Idéal perdu, banni, elle chutait inexorablement, à la suite de ce monde déserté par le sublime, au nom de la modernité et du progrès.

Baudelaire soupire, l'âme prisonnière de cet inquiétant brouillard. Il faudrait sans doute qu'il lui offre l'ivresse du vin et de l'absinthe, du haschich et de l'opium, de la poésie et de la vertu, lui ouvre les portes de paradis artificiels en somme, ne serait-ce que pour ne plus la voir souffrir du temps qui passe, cet horrible fardeau, ce perpétuel défilé d'aiguilles, tic-tac de l'horloge inlassable.

Cataclysmes insurmontables, le temps voleur de rêves, l'idéal assassiné poussent le poète jusqu'au bord de l'abîme. Désormais mangeur d'opium, il ne résiste plus à l'attraction du néant, à l'envoûtement au crépuscule du soir«Ö nuit ! ô rafraîchissantes ténèbres ! vous êtes pour moi le signal d'une fête intérieur, vous êtes la délivrance d'une angoisse ! Dans la solitude des plaines, dans les labyrinthes pierreux d'une capitale, scintillement des étoiles, explosion des lanternes, vous êtes le feu d'artifice de la déesse Liberté».

L'évasion, un ailleurs seraient-ils remèdes miraculeux qui guériraient enfin son âme du spleen qui l'assaille ? Qu'il faille «plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel qu'importe ?Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau! ». De nouveaux horizons, Lisbonne, Batavia, Tornéo ou le pôle nordique, autant d'exils au coeur de l'utopie, de retours au bout de l'ennui, de fatales errances sous de tristes tropiques que le poète en recueillement soumet à son âme:
 « Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici, Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années, Sur les balcons du ciel en robes surannées; Surgir du fond des eaux le Regret souriant; Le Soleil moribond s'endormir sous une arche, Et, comme un long linceul traînant à l'Orient, Entends, ma chère, entends la douce nuit qui marche. »
Il est temps de la fuir cette existence immonde ignorant la beauté, cette humanité déchue abandonnée de Dieu, ce grand hôpital dénué de médecine, quel mouroir en vérité !

«N'importe où! n'importe où! pourvu que ce soit hors du monde! ». Coeur mis à nu, Baudelaire dont l'âme à vif, en souffrance, dénuée d'espérance lui colle au corps tel un suaire, se hissera alors dans la barque de la Delacroix pour s'en aller voguer jusqu'au fond des Enfers. Là, à prendre de longs bains de ténèbres, l'âme plongée en cette fange fertile, le poète maudit cultivera son jardin idéal sculpté de ses immortelles Fleurs du Mal.

Oeuvres complètes de Charles Baudelaire (Ed. Gallimard, Pléiade)