dimanche 8 juin 2008

Brassaï: secrets de Paris, la nuit


Belle de nuit, Paris, 1932, Brassaï

« Je voulais faire de la peinture. Mais la vie de Paris m'intéressait tellement que m'enfermer pour faire de la peinture ne me plaisait pas du tout... J'étais beaucoup plus passionné par toutes ces choses que je voyais la nuit. J'en étais hanté...»
Paris secret des années 30, Brassaï (Ed. Gallimard)

Paris de nuit, promenade dans les rues, dans l'étrangeté de la ville plongée dans l'obscurité, telle que nous la livra Gyula Halasz, alias Brassaï. Les ombres et les lumières jouent à semer le trouble au coeur des brumes et des brouillards. Aux heures où les secrets et les mystères de la Cité s'extraient des profondeurs, remontent à la surface, glissent le long des pavés, serpentent au fil des quais, longent les trottoirs déserts. Tandis que les braves gens dorment à poings fermés, baignent dans le sommeil, rêves et cauchemars s'échappent et laissent les silhouettes du demi-monde vivre et s'exprimer à leur tour.

Au détour d'une rue, les amoureux s'enlacent sur un banc. Sur un trottoir la fille en gouaille, plutôt gironde, cigarette à la bouche, espère le client de ses cent pas nonchalants. Dans la lumière blême des phares d'une automobile se dénouera sans doute, l'arme au poings,  l'intrigue de quelques mauvais garçons. L'homme au chapeau en planque au pied d'une colonne Morris s'assure que sa dulcinée noctambule, s'en retourne sagement au bercail, sans un nouvel amant.

Brassaï
Dans la pénombre de la ville désertée par ses habitants, réfugiés dans la chaleur des foyers, par les familles à l'abri de ses inquiétantes et folles métamorphoses et vilains sortilèges, les yeux se ferment sur ce qui se trame le soir dans les passages obscurs et au-dessous des ponts. 

Brassaï, cet «homme qui possède plus que deux yeux», selon Jean Paulhan, les garde bien grand ouverts et n'en perd pas une miette, lui, le témoin invisible des existences marginales, le spectateur plongé dans l'obscurité de cet étrange théâtre, le voyeur qui se fond dans l'envers du décor sombre et magnifique. Il saisit à merveille Paris la précieuse scandaleuse, ce bijou sans pareil, aux éblouissantes et mystérieuses facettes, scintillant de mille feux au creux de ce profond écrin de velours noir. 
«Je n'invente rien, j'imagine tout [...], affirmait le photographe, je pense que c'est la saisie la plus sincère et la plus humble du réel, du plus quotidien, qui mène au fantastique. »
Cet attachement au réel l'incitera d'ailleurs à demeurer en retrait du mouvement surréaliste, en dépit des appels et des témoignages d'admiration qu'André Breton lui manifestait. 
« Le surréalisme de mes images ne fut autre que le réel rendu fantastique par la vision [...], tenait-il à souligner, Mon ambition fut toujours de faire voir un aspect de la vie quotidienne comme si nous la découvrions pour la première fois, voilà ce qui me séparait des surréalistes.»
Dans la profondeur des nuits parisiennes, Brassaï fixe son objectif sur le drame du non-dit et de l'inconscient dans toute leur ampleur pathétique et livre une méticuleuse chronique de moeurs des années 30, du monde des travailleurs au milieu interlope interdit aux non-initiés. 
« Mes promenades continuelles dans Paris m'ont permis de réaliser une espèce d'étude de moeurs de la faune parisienne nocturne. J'ai fréquenté le milieu et même les voyous de l'époque, les filles, les souteneurs, les bordels...»
Il force le regard sur les exclus, les sans foyers, les vieilles pochardes dans les bistrots et les plus jeunes dans les brasseries, les policiers en commando, les chiffonniers explorant les poubelles. Il immortalise la Môme Bijou au Bar de la Lune à Montmartre, les voyous de la bande du Grand Albert, ou encore la duchesse de Zoé au Bal des invertis du Magic City.

Bal des invertis - Brassaï
Il lève le voile impudique sur la réalité crue des filles de joie dans les bordels. Il brise le tabou de l'homosexualité affichée dans les cabarets spécialisés où des couples de garçons ou de filles s'enlacent et s'embrassent, vivent leur désir sans vergogne à l'écart des bien-pensants. « Au fond, estimait-il, j'ai fait un grand reportage sur la vie humaine.»

Il poursuit et explore une réalité mouvante qu'il photographie sans complaisance, ni fausse pudeur, mais en subtilité, alors qu'elle évolue sans masque tout au long de ses voyages jusqu'au bout de la nuit. Il découvrira des clochards couchés en rang d'oignon sur des fétus de paille aux portes de la Bourse du Commerce. Il jettera un oeil à travers une fenêtre où lui sera révélé l'horloger aux prises avec le temps, minutieusement affairé, en dépit de la lumière que diffuse faiblement une vieille lampe sur son ouvrage.
« Je suis un reporter qui n'aime pas les photos négligées... Il y a deux dons qui font l'homme d'image, le créateur : une certaine sensibilité pour la vie, pour la chose vivante et, d'autre part, un art de saisir celle-ci d'une certaine façon »
Brassaï l'Universel, Jean-Claude Gautrand (Ed. Taschen)
Paris secret des années 30, Brassaï (Ed. Gallimard)