lundi 10 novembre 2008

Cristina Campo, comment prendre le monde ?

Cristina Campo - date et auteur non identifiés

« Un poète qui prêterait à toute chose visible ou invisible une égale attention, pareil à l’entomologiste qui s’ingénie à formuler avec précision le bleu inexprimable d’une aile de libellule, ce poète-là serait le poète absolu.»
in Les Impardonnables, Cristina Campo


Poésie et liturgie ont constitué les substances essentielles à l’existence et l’œuvre de Cristina Campo, deux émanations à la fois intellectuelle, spirituelle et mystique du langage, parole inspirée et parole divine qui s’enracinent et s’enchevêtrent mystérieusement dans le cœur de l’Homme, et s'épanouirent avec grâce dans le cœur malade de la poétesse italienne, qui répondait à la véritable identité de Vittoria Guerrini. Elle était Vie pour ses proches.

Vie est née à Bologne le 29 avril 1923, dans une famille aisée d’intellectuels, de médecins et musiciens. L'enfant, qui souffrait d’une malformation cardiaque congénitale, était enveloppée de l’intense attention de ses parents. Son oncle Putti, médecin, tenta de rassurer sa mère Emilia,  affirmant que son « joli petit cœur » n’était qu’ « une petite machine un peu abîmée qui a besoin de ne pas trop travailler pour se remettre dans le droit chemin. »

Aussi l'enfant avait été retirée de l’école, et son érudit de père, « qui ne respire que pour elle », directeur du conservatoire Cherubini à Florence, surnommé le Maestro, guida dès lors son éducation, assisté de professeurs particuliers et veilla à lui transmettre son amour de la littérature et sa passion de la musique.

A l’enfance de Cristina, passée au milieu des adultes, se « superpose avec une indicible paix, une autre enfance déjà parcourue, celle de [ses] grandes cousines et de leurs frères : (…) à qui le monde n’avait pas encore volé leur enfance ».

A l’adolescence, elle découvrit les œuvres classiques, qu’elle devait lire dans leur langue originale. Elle apprenait ainsi le français avec Proust, l’allemand avec Mann, l’anglais avec Shakespeare, l’espagnol avec Cervantes.

L’exception fut accordée aux Russes, dont elle fut autorisée à lire les œuvres en traduction.

« Tu peux tous les lire, ce sont les Russes. Tu y trouveras de quoi beaucoup souffrir, mais rien qui puisse te faire du mal », avait déclaré son père en lui ouvrant le rayonnage de sa bibliothèque qui leur était consacré.

Quand la deuxième guerre mondiale éclata, Vittoria était déjà entrée en poésie depuis quelques années avec son amie Anna Cavaletti, une lettrée incroyablement précoce et douée, de deux ans sa cadette, qu'elle aimait de toute sa jeune âme pure. Un bombardement anglo-américain vint brutalement priver de vie son amie Anna, en septembre 1943. Elle venait d’avoir 18 ans.

« Une existence : l’exacte division de l’air ; avec la mort, l’air se rassemble et se referme. Personne ne devrait s’apercevoir de la différence. Moi je voudrais occuper peu de place», avait noté Anna quelques mois avant sa fin, dans son journal intime dont Cristina fit publier des extraits en 1953 dans la revue Corriere dell’Adda.

«[…] J’ai tant souffert que je ne sais pas si je pourrai parler distinctement aux autres : quand je relis mes dernières notes elles me semblent si seules et fermées ! Mais je veux tout tenter, papa chéri et si Dieu le veut, je ne te décevrai pas. J’ai tant de choses à dire ! Je dirais presque à sauver : toute la tragique beauté de ce qui, en nous, est à la fois lointain et près de nous – des choses que je sais être la seule à avoir vues et senties jusqu’à la souffrance et qui ne doivent absolument pas mourir […]», avait confié Cristina au Maestro quelques mois après le décès de son amie.

Elle avait entretenu une correspondance à clef avec Anna, cette âme sœur dont elle admirait tant le talent poétique qu’elle décida de la faire figurer aux côtés de Sappho, Emily Dickinson et Vittoria Colonna, dans son  manuscrit Anthologie des 80 poétesses, qui ne sera jamais publié.

Peu après, l’univers de la famille de Cristina bascula, péniblement entraînée dans la débâcle du régime du Duce. Après la victoire alliée, le Maestro paya ses sympathies fascistes par un séjour de sept mois en prison bien qu’il affirma « n’avoir rien commis, qui puisse même de loin justifier une sanction de ce genre ou une arrestation ».

 Ses « chers collègues ont tissé un filet de calomnies à mailles serrées », écrivit-il. Il perdit son travail. Sa réputation entachée, ses amis l’abandonnèrent.

Son retour en grâce eut lieu en 1947, la commission d’épuration avait examiné son dossier, il pouvait recommencer à travailler. La direction du conservatoire de Bologne lui fut accordée. A partir de 1950, il dirigea celui de Rome.

Les années d’après-guerre furent pour Cristina celles de sa véritable entrée en littérature, conduite par son amant, le poète Leone Traverso. Elle lui devait la découverte de Hugo von Hofmannsthal auquel elle voua une passion éternelle et qu'elle traduisit bientôt en professionnelle.

Elle fréquentait les salons littéraires, se lia au poète Mario Luzi qui l’introduisit à la pensée de Simone Weil, lui offrant en 1950 La pesanteur et la grâce, cette révélation décisive qui bouleversa à jamais son existence.

« Simone me rend tangible tout ce que je n’ose pas croire. Ainsi nous devons devenir l’idiot du village, nous devons devenir deux génies, elle et moi. Je sentais obscurément en quelque partie de moi-même que l’on pouvait devenir des génies (et non des personnes de talent) mais jusqu’à aujourd’hui, personne ne m’avait dit que c’était possible », expliqua Cristina à propos de cette découverte dans laquelle elle puisait force et matière à nourrir son mysticisme grandissant.
« Si je pouvais me rappeler toujours, toujours, toujours, la phrase de Simone Weil : 'nulle chose ne peut avoir pour destination ce qu’elle n’a pas pour origine'. Toute peur s’évanouirait pour toujours. »
Cristina s’attacha aussi à Ernst Bernhard, qui introduisit Jung en Italie, et à Roberto Calasso, élève de Elemire Zolla, l’homme de sa vie à venir. Elle traduisit William Carlos Williams, autre lumineuse étoile dans son firmament, auquel elle se lia d'amitié.

Mais le lien le plus puissant est celui qu’elle entretint à partir de l’automne 1952 avec Margherita Pieracci, sa chère Mita qui « ressemble à la laitière de Vermeer ». Une amitié essentielle, scellée par l'admiration commune de Simone Weil, et marquée par une époustouflante correspondance, de toute beauté, interrompue seulement par la mort de Vie en 1977.

En juin 1956, dans une lettre, elle lui avoua être « un peu en colère » à son égard « pour plusieurs raisons, et celle des lectures n’est pas la moindre. Un peu d’hygiène sentimentale, au nom du Ciel ! Les Anglais et les Russes, si vous avez envie de lire, ou les Français du XVIIIe siècle, jusqu’à Stendhal et pas au-delà. Et beaucoup de vers – de musique, veux-je dire. (J’espérais que vous vous passionneriez au moins un peu pour Eliot…) Je vous ai déjà dit que je pouvais accepter votre silence. Le comprendre m’est plus difficile. Je vous écrivais du fond de la mer Morte, du désert de Nitire, du noir Tartare. Je parlais de je ne sais quoi, mais je parlais. Au son de sa propre voix, on retrouve le sens des mesures, l’ampleur du monde où s’agite notre petite histoire. Je ne vous demande pas de me parler de vous : je vous demande de ne pas perdre la voix (c’est-à-dire le sens précis des choses : 'Et que le centre est ailleurs') …»

En outre, sa relation amoureuse avec Traverso se révélait de plus en plus tumultueuse et lui valut « dépression, avec désespoir, larmes, etc. », comme s'en inquiéta son père dans son journal.

Pourtant elle se refusait à blâmer son amant, même si elle le soupçonnait de vivre d'autres liaisons.
 «[…] la gloire d’être trahi. Moi je le fus pendant des années, par moi-même, évidemment, parce que personne d’autre ne peut vous trahir réellement. En effet, M. de Clèves n’est trahi ni par lui-même ni par Mme de Clèves. Vivant et mort, c’est lui qui gagne la partie. Il n’est d’amour vrai que partagé. Je pense que le mot trahison, il faut le réserver aux Arnolphe de Molière, aux marchands ou aux trafiquants d’amour. »
Et si leur amour s'étiola, il ne s'éteint jamais totalement, alimenté par une intime et féconde complicité littéraire jusqu’à la mort de Traverso en 1968. «[…]Tu vois, Vie, tu m’entrouvres chaque fois de nouvelles avenues, tu fais vibrer en moi la possibilité d’autres illusions, qu’une grande lassitude suffit ensuite à détruire », lui écrivit-il.

« Toute ma force, c’est ma solitude, ma façon de m’en aller seule dans ces lieux, la liberté comme un couteau entre les dents », admit-elle de son côté.

Et tandis qu’elle se séparait de Traverso, elle se rapprocha peu à peu de Luzi, « son grand amour et le seul de sa vie […] un amour impossible », affirma une autre intime la poétesse Margherita Dalmati, « la personne aimée avait toutes les qualités chantées par les poètes ; mais elle était libre et lui ne l’était pas ».

« Que jamais je ne veuille te demander de l’amour devrait être le vœu réciproque des amants, la formule sacramentelle des noces », clama Cristina avec ferveur.

« Elle connaissait la joie, je l’ai vue sur son visage, dans ses yeux. Le bonheur, c’est autre chose, un état durable que Cristina n’a jamais connu », déclara Luzi.

Le poète suisse Remo Fasani, qui lui avait fait découvrir La Divine Comédie, conservait d'elle le souvenir d'« une forte personnalité, un peu excessive. A la fois heureuse et malheureuse. Heureuse parce qu’elle avait une intelligence prodigieuse, malheureuse parce qu’elle visait trop haut ».

Sur les conseils du Maestro, subjugué par le talent de sa fille qu'il n'hésitait pas à élever au rang du sublime Rainer Maria  Rilke, Cristina avait fait paraître ses premières traductions, Conversations avec Sibelius de B. von Törne en 1943 et Une tasse de thé et autres nouvelles de Katherine Mansfield, l'année suivante.

A partir de 1951, elle participa à la création de la Posta letteraria du Corriere dell'Adda, où sont alors publiés Luzi, Giuseppe De Robertis, Piero Bigongiari, et plusieurs de ses premières traductions de textes de Emily Dickinson et de Simone Weil en italien.

Baldassare Castiglione - Hiver 1514-1515 - Raphaël
L'exigence, la pureté, la beauté, la perfection caractérisaient sa pensée et son oeuvre, quand un seul mot suffisait à les définir pour qui connaît la sprezzatura, concept-clé qu'elle devait à la lecture de Baldassare Castiglione dont elle fit sa devise  : « J’ai trouvé une règle […], fuir autant que l’on peut, et comme un âpre et périlleux écueil, l’affectation ; et, pour prononcer une parole nouvelle, user en toute chose d’une certaine sprezzatura, qui cache l’art et montre que ce que l’on fait et dit, est fait sans fatigue, et comme sans y penser. »

Elle n'avait de cesse d'écrire, comme elle respirait, elle écrivait encore, écrivait toujours, et souffrait tant quand sa santé venait s'y opposer.
 « Certaines fois, je ne sais comment résister, allongée pendant tant d'heures sans écrire, ni lire, sans dire un mot. »
Le coeur fragile et douloureux dans la poitrine, alors qu'elle s'efforçait de « travailler avec soin, un peu chaque jour, en pensant toujours, toujours à la beauté ».

Elle lisait et relisait des œuvres favorites, de tout son cœur, de toute son âme, dans lesquelles elle puisait sans se lasser les pièces de son intime quête. Il y a la Bible, « trésor inépuisable de ces jours de Passion », ou encore les lettres de Van Gogh à son frère Théo qui pouvaient lui tirer des larmes « une journée entière », et aussi T. E. Lawrence, dont « les Sept piliers de la sagesse, était le livre de chevet tant de S.W que d'Hofmannsthal [...] Simone appelle ce diable déchaîné ‘une espèce de saint’. »

« Cristina déposait dans sa mémoire comme dans un écrin les joyaux de ses lectures ; c’était des pierres précieuses que d’autres ne voyaient pas ou ne savaient pas apprécier », avait observé Luzi.

En 1956, elle publia son premier livre, un recueil de ses douze premiers poèmes, intitulé Passo d’Adio (Pas d’adieu), du nom que donnent les ballerines à l’examen qui clôt leur formation. Elle le signa Cristina Campo.

« La véritable difficulté, c’est que pour la comprendre il faut s’ouvrir au monde-autre dont on parlait. C’est exactement comme pour les mystiques que l’on ne comprend pas si l’on n’est pas disposé à vivre comme eux. Aussi, les rares personnes à qui elle s’adresse ne sont-elles pas les privilégiés de la culture mais les quelques personnes qui font passer la vérité avant tout », déclara Mita, l'amie chérie.
« Personne n’échappe au charme de ceux qui appartiennent au monde-autre. Cependant, pour que le rapport se maintienne, il faut vouloir les suivre dans ce monde ; peu importe combien de fois on trébuche, ce qui compte c’est de continuer à vouloir : le bien, disait Simone Weil, est une orientation de l’âme. »   
En juillet de cette même année, à Rome où Cristina Campo vivait depuis un an, la révélation mystique du style nu, du dépouillement absolu  lui pénétra le cœur alors qu’elle était en prière dans la petite église du Christ-Roi, avenue de Los Angeles.

Elle qui croyait « l’avoir toute dans le sang cette idée de style nu », après six années passées dans l’intense intimité textuelle de Simone Weil, elle conclut à la nécessité du « symbole concret pour saisir une idée comme on saisit un morceau de pain » en tant qu’« autre chose qui indique obliquement, et à une certaine heure propice... »

De la prière aussi, elle saisit autre chose qui l'éclaira à la faveur de l’étincelle jaillissant du propos du docteur Schlemmer:
 « C’est comme une longue respiration avant d’entrer dans la chambre du malade. »
« Partir de la tabula rasa d’un temps où l’on a tout perdu […] pour se rappeler que vraiment on a tout perdu, sauf la vérité qui habite en ce lieu – et que nous ne pourrons jamais retrouver sans nous être dépouillés de tout ornement – sans accepter l’anonyme, la nudité de ce temps qui est sa seule force. Ce n’est pas autrement que nous pourrons refermer ce cercle, renouer la fin de notre temps avec ce commencement perdu…» confia-t-elle à sa précieuse Mita, dans cette « véritable note, la note secrète » à peu près telle qu’elle « devrait être écrite ».

De l’origine scellée dans la finitude, en une éternelle et impérieuse alliance, comme « aux racines de la race, qui sont enfin l’autre bout du cercle, là où l’enfance interroge la mort », releva-t-elle à la lecture d’un passage de l’essai de Boris Pasternak sur Frédéric Chopin.

Elle n’était pas de celles qui aiment les enfants mais les observaient avec intérêt, les étudiait. L’enfance l’intriguait, elle ne l’avait guère côtoyée, elle la convoitait dans les contes de fées qui ne cessèrent de la fasciner.

Cette nécessité de dépouillement absolu, de style nu, la poétesse la rapprocha en une autre occasion de « la simplicité et [de] l’unité d’intentions de l’enfance » à laquelle il faudrait pouvoir revenir, de cette « totalité de but et d’attention qui rend l’enfant invincible Maître du Royaume des Cieux ».

A ses yeux, « le talent que nous avons, pour de nombreuses activités et des disciplines diverses, est une riche pâture pour le diable. »

Deux ans plus tard, elle affirma avoir revisité toutes les choses qu’elle savait avoir d’abord « jugé sévèrement », en vue de mieux réintégrer son centre - autrement dit « vie, attention, réponse, tentative de reconduire tout ce qui est possible vers la vie et la réponse à la vie, à partir de l’état de narcose qui enserre tout de plus en plus près » - ce centre dès lors plus « ferme et nécessaire » pour « ne pas laisser seul le malade en narcose, sans risquer de tomber dans la même anesthésie que lui. »

C’est « la noix d’or (…) qu’il faut écraser entre les dents au moment du danger suprême », celle des contes de fées…car « l’important, c’est de ne pas changer la pitié en complaisance. »

Cristina Campo - date et auteur non identifiés
Il n’existe que peu d’images de Cristina Campo, elle n’aimait guère être photographiée. Le Suisse Fasani avait en 1952 emporté d’elle un cliché. Elle en fut parcourue de frissons d’angoisse. Aussi préféra-t-elle lui en envoyer un autre qui lui convenait mieux pour le remplacer.

Subtilement altière, sa beauté rayonnait avec grâce, tout auréolée d’intelligence. Regard profond et sourire lointain offraient à son visage aux traits délicats un charme mystérieux, qui pourtant ne lui plaisait jamais sur les photographies qu’elle fuyait, car il y voyait un masque, un mensonge.

« Il arrive tant de choses dans l’étrange territoire qui se trouve entre l’âme et le corps. Entre ciel et terre, disait Shakespeare» , précisa-t-elle, se référant souvent à l’auteur anglais qu’elle admirait.

Elle publia un texte intitulé La pesanteur et la grâce dans Richard II, imaginant que « si elle n’était pas morte si tôt » Simone Weil aurait sans doute « écrit un petit essai » sur cette tragédie, « la plus silencieuse de toute l’œuvre de Shakespeare […] Une histoire racontée les yeux baissés, dirait-on, dans l’obscurité : en una noche oscura ». Zone de profond mystère. « Jamais je crois, la pesanteur et la grâce ne furent plus exactement contenues dans une représentation », pensait-elle.

En outre, elle méditait profondément sur « le destin des solitaires, des vagabonds » qui était aussi le sien, selon elle. « J’ai essayé d’accepter avec humilité mon destin de vagabonde qui ne sait trouver nulle part le repos » et « d’en faire peu à peu un devoir, une discipline intime ». Or, les déracinés déracinent, et non sans faire de mal.

Depuis toujours, elle était perçue dans la fragilité en raison de sa maladie cardiaque, sa « sinistre griffe », mais aussi dans la sensibilité exacerbée avec laquelle elle accueillait toute blessure. Mais selon Mita, « son intense et vibrante force vitale a été égale à sa vulnérabilité jusqu'à la dernière ou avant-dernière année, où elle céda brusquement», avant de mourir dans un silence assourdissant en 1977.

Elle avait collaboré régulièrement à un programme radio de la RAI, grâce à un appui de Traverso, ainsi qu’à quelques revues littéraires Paragone, Letteratura, l’Approdo, Il Punto et Il Mundo. Mais plus rarement. Si sûre de ce qu’elle livrait, elle ne supportait pas que ses textes puissent être retouchés. Elle avait recours à de multiples noms de plumes, outre celui de Cristina Campo, masculins le plus souvent, et invoquait à cela différentes raisons dont le respect du nom du Maestro. Elle n’éprouvait guère le désir de fréquenter les rédactions.

Cristina n’écrivait pas de littérature, affirmait qu’elle ne voulait pas paraître :
« La parole est un terrible danger, surtout pour ceux qui l’utilisent, et il est écrit que nous devrons rendre compte de chacune d’elles. » 
De fait, que l'on sache, elle n’écrivit jamais de romans, ni de nouvelles, ni de longs essais, seulement de brèves proses et de courts poèmes.

« Infiniment plus délicate et terrible est la présence de l’immense dans le petit que la dilatation du petit dans l’immense », croyait la poétesse, à la maîtrise parfaite et souveraine de la mesure. D’autant qu’à ses yeux, « en face de la réalité, l’imagination recule. L’attention, au contraire, la pénètre, directement et par le symbole. »

Il y a tant de choses qu’elle ne comprenait pas, disait-elle, tant de choses « qui d’un jour à l’autre changent de visage et de voix. Un jour tout nous est indifférent même la mort – les feuilles sont déjà rassemblées en tas, par terre – un autre jour la terreur de vivre s’ouvre comme un aster rouge. Et puis l’on connaît déjà tout, on sait plus ou moins ce qui adviendra ; et pourtant tout s’obscurcit et s’éclaire avec un désespoir toujours nouveau. »

L’écriture de poèmes, « ma seule tentative de comprendre et de supporter », avait-elle confié à Mita. Car son axe était autre. La jeune femme de plus en plus sensible aux causes perdues les épousait peu à peu, jusqu’à faire bientôt corps avec les victimes. Elle souffrit avec des mineurs à l’agonie après un terrible coup de grisou en août 1956.
« On me demande comment je vais. Je suis au fond de la mine de Marcinelle, un point c’est tout. »
A partir de l’automne 1956, elle entendit se consacrer aux sans langues. 


« Désormais rien d’autre ne me fait vivre – et c’est encore une vie derrière les barreaux de la liberté. Ce n’est que dans la maison de redressement, que dans l’asile de fous que je serais vraiment libre…»
Ce fut au point que parfois elle souhaitât vivre parmi les âmes en souffrance que sont les pauvres, les déshérités, les orphelins et surtout les malades psychiatriques qui en particulier, fascinée par tout ce qui a trait à l’esprit, l’interpellaient. 
 « Je dois donc aimer cette lame froide qui vint un jour s’encastrer dans les gonds de mon âme pour la maintenir bien ouverte aux paroles des sans langues – ce soir j’arrive à la voir comme une épée d’or. Peut-être que lorsque tout ce cri muet y aura pénétré et que je le connaîtrai au point de ne pas pouvoir me tromper (en leur posant la question d’Amfortas), Dieu voudra bien enlever l’épée, et me laisser un moment de silencieuse chaleur. » 
Cette épée est « la lame qui discerne du cœur les terribles intentions, les violentes hésitations ». Tout ce qu’elle gagnait à la RAI et grâce à ses publications dans les revues littéraires, elle le livrait désormais à la cause des sans langues.

« Je voudrais écrire certains vers que j’ai dans l’esprit depuis longtemps. Une sorte de Cantique des Cantiques à l’envers, écrivit-elle à Mita, ‘J’irai de par les places et les rues, je chercherai ceux que personne n’aime. […]’ Je voudrais l’écrire dans la langue la plus moderne, presque sur le rythme d’un blues, mais il faudrait que ce soit en même temps solennel et pur – et aussi quelque chose de terriblement vivant - comme un petit Goya. C’est le Cantique des sans langues […]»

Fresque de San Antonio de Florida (détail) - 1798 - Francisco Goya 
La peinture de Francisco Goya y Lucientes, et surtout les fresques de Saint-Antoine de la Floride à Madrid, furent « la chose la plus importante » qu’elle ait découverte en 1956, avait-elle déclaré, « une ronde de sans langues, mon poème déjà tout écrit. Goya avait compris les malheureux ; surtout le malheur hideux, à la fois grotesque et sinistre, dont les gens ont horreur ».

En 1957, le Russe Boris Pasternak devint le nouveau phare littéraire de Cristina Campo, celui qui à ses yeux, avec Simone Weil, offrait en termes les plus justes et absolus les définitions du beau et du bien. Il régna jusqu’en 1967, quand Fiodor Dostoïevski finit par remporter sa préférence.

« […] Ce qui au cours des siècles a élevé l’homme au-dessus de la bête et l’a porté si haut, ce n’est pas le bâton, c’est la musique : la force irréfutable de la vérité désarmée, l’attraction de son exemple », releva-t-elle dans Le Docteur Jivago qui résonna dans l’âme de Cristina tel un chant, sensible à la musique plus qu’à aucun autre art, symbole de beauté à l’état pur, de perfection divine.

La musique fut une évidence qui exclut tout le reste, qui imprégna toute son existence, jusque dans ses textes. Son écriture était mélodique, celle d’une musicienne. A son oreille, Mozart était celui « qui sait tout et dit tout » mais Chopin était son favori, il incarnait à merveille la sprezzatura, il œuvrait si « facilement, facilement ».

 Dans une lettre datée de septembre 1973 que Mita perçut comme un testament, Cristina lui demanda :
« Avez-vous L’Idiot sous la main ? Relisez le passage, dans le premier volume où Muichkine voit pour la première fois la photo de Nastasia, dans la maison d’Aglaé, je crois : ce visage qui exprime un orgueil infini et une innocence infinie, "beauté terrible, presque menaçante" ou quelque chose de ce genre. Là, il y a tout le sens de ce que je vous ai dit que je voudrais écrire un jour. Dost [oïevski] appelait les choses par leur nom et il est peut être le seul à l’avoir fait parmi les modernes. Et pourtant il a aussi dit, justement lui : "Mir spastët krasota", "la beauté sauvera le monde". Et Soljenitsyne a fondé sur ces trois mots son merveilleux discours d’Uppsala. »
Cette perception de l’identité du bien et du beau constitua l’unité fondamentale du cœur de Cristina, deux notions toujours alliées qui s’épousent dans l’harmonie, qui jamais ne s’opposent, comme l’âme et la chair jamais ne sont adversaires, au contraire elles demeurent solidaires.

A chaque étape de son destin, cette « beauté terrible, presque menaçante » fut pour Cristina l’essence et le signe de ce monde-autre, vers lequel elle se sentait appelée corps et âme, grâce auquel, et en dépit de la violente blessure infligée, elle fut en mesure d’appréhender le vide et les faillites de ce monde-ci, qu’elle éleva au rang divin du poème.

Aussi, la destruction de l’illusion fondamentale selon laquelle il est possible de se sentir pleinement satisfait dans ce monde constitua pour Cristina une progression vers le salut.
« Deux mondes et moi je viens de l’autre »
« Cristina croyait que la perfection existait et comme ceux qui l’ont cru, elle n’avait que faire de la perfectibilité. C’était cela et uniquement cela qu’il fallait viser, et ne se contenter de rien qui soit en dessous »,  expliqua le poète Mario Luzi.

Sur les ondes de la RAI où elle rendait compte de littérature et de poésie, elle eut besoin d’un collaborateur et se tourna alors vers Elemire Zolla, qui l’avait fortement marquée lors de leur rencontre en 1957. « Son intransigeance est un miracle qui me suffit », dit-elle.

Il avait trois ans de moins qu’elle et vibrait d’une grande érudition. Il était sur le point de se marier avec une poétesse qui les avait présentés l’un à l’autre.

Cristina fut fascinée par son intelligence, « éblouissante, de loin la plus remarquable » jamais rencontrée dans sa génération. Elle était en outre infiniment séduite par son insolence sans bornes. Ce qu’il écrit « plairait à Simone », avait-elle noté et puis « à 60 ans, [il] pourrait avoir le visage de Pasternak ».

Zolla était un brillant essayiste, le premier à introduire en Italie « la notion d’homme-masse et d’industrie culturelle » notamment dans son essai L’Eclipse de l’intellectuel publié en 1959. Il collabora à de nombreuses revues. Il écrivit aussi deux romans Minuetto all’inferno, une intrigue satanique qui parut en 1956 et Cecilia o la Disattenzione, en 1961, dont Cristina, dira qu’il ne pouvait « inspirer que de l’horreur. C’est le côté nocturne, saturnien de Zolla, celui de la narration. Il est clair que moi je choisis son côté spéculatif où, curieusement, il est mille fois plus humain ». 

Zolla, comme l’« archange fatigué par son perpétuel va-et-vient entre les sphères », venait de se marier sans conviction, choisissant de ne pas vivre sous le même toit que son épouse. A cette époque le divorce n’existait pas. Cristina et lui se virent une année durant en amis. «Puis a commencé la procédure de séparation entre ma femme et moi. Vittoria et moi étions un peu clandestins», se souvint-il.

« Un étrange rapport s’est établi entre nous, confia Zolla. En réalité, nous nous sentions parfaitement unis, mais nous faisions semblant de ne pas l’être. Nos lectures étaient différentes, d’une certaine façon opposées ; nous tenions pour acquis que de très vastes espaces mentaux nous séparaient. Puis on a considéré la chose avec plus de sérieux, on a laissé tomber les sujétions qui nous séparaient et la décision de vivre ensemble a presque été instantanée (…) Pendant une période extraordinaire, Cristina et moi avons vécu en nous révélant l’un à l’autre tout ce que nous avions découvert dans la vie. »

Cristina ne se résolut pas à quitter le toit familial mais imposa régulièrement la présence de son amant à ses parents dont elle s’occupa jusqu’à leur fin. Dès que ce Z arrive, « la paix est finie », se plaignait le Maestro qui ne l’aimait pas.

Pourtant, Zolla métamorphosa bellement l’existence de Vittoria. Elle fut heureuse de découvrir que l’on pouvait « accepter l’un de l’autre la partie inconnue, enfantine, blessée. La partie ténébreuse qui ne demande qu’à être libérée ».

Tous deux récusaient l’univers bourgeois, le «tueur de cygnes» dénoncé par Baudelaire qui domine et les cerne. Curieux, vifs, aux aguets, érudits, ils s’enrichissaient mutuellement et s’attiraient tels deux aimants par leurs pôles opposés. Complice, ils œuvraient souvent ensemble. Cristina, l’oreille absolue, apportait surtout à son écriture. « Zolla l’appréciait beaucoup plus qu’elle ne le savait, conta leur ami commun John Lindsay Opie. […] Un jour où je lui disais que j’avais lu un texte de Cristina Campo et que je cherchais à définir le style, il s’est arrêté et m’a dit : ‘Voici ce qu’il est : parfait. Cristina est la styliste la plus importante de notre demi-siècle italien’. Quand je le lui ai rapporté. Elle est restée bouche bée de surprise.»

Zolla lui ouvrit de nouvelles perspectives, la guida au sein des milieux littéraires de Rome et surtout, partagea avec elle la lecture des mystiques dont il préparait une anthologie qui parut en 1963. Y figurent John Donne et Saint-Jean de la Croix, dont naîtront des traductions signées Campo.

« Quand Vittoria, ou Cristina, si l’on veut, entrait dans son royaume, elle percevait la réalité avec une plénitude radicale de ce genre, que l’on peut éventuellement appeler magique. Il s’agissait de recueillir cette plénitude dans un style, mais dans le fond, elle était elle-même un style : limpide et frémissant, révolutionnaire. La page qui en sortait était d’une nouveauté déconcertante, comme une déclaration de vérité inattaquable, sans le moindre rapport avec le monde que l’on croit habituellement connaître. Cette incursion dans l’hyper-réalité et dans le style inexorable pouvait être à la fois rassurante et terrifiante pour Vittoria. Quoi qu’il en soit, elle n’était pas volontaire, elle arrivait parce qu’elle arrivait.», avait déclaré Zolla.

Avec la mort de ses parents à six mois d’intervalle en 1965, et après avoir quitté la maison familiale pour s’en aller nicher sur l’Aventin aux abords de l’abbaye Sant’Anselmo, le rapport de Cristina entre poésie et liturgie se métamorphosa pour ne faire plus qu’une, unies en une seule et même musique du monde-autre. Lentement, secrètement, elle s’achemina vers une profonde conversion, aux confins de la sainteté, et à laquelle Dieu la préparait amoureusement.

« Il m’avait donné Elemire. Il s’était surtout donné lui-même. Depuis un an, ces deux choses formaient, en un certain sens, une seule histoire », confia-t-elle à une proche Anna Bonetti.

Dans un essai, elle avait dit savoir que « l’étincelle peut jaillir d’un seul geste liturgique parfait ; quelqu’un s’est converti en voyant deux moines s’incliner profondément, ensemble, d’abord devant l’autel, puis l’un devant l’autre pour se retirer ensuite dans la profondeur du chœur. »

Elle passait désormais des heures dans les églises à prier, dans son abbaye Sant’Anselmo à célébrer les cérémonies grégoriennes, encore sur les traces de Simone Weil. En février 1966, face à la menace de réforme de la liturgie latine et du chant grégorien, Cristina s’engagea dans une lutte acharnée et fonda la société internationale Una Voce pour les défendre.

Elle adressa une pétition - signée par 37 intellectuels, dont Jorge Luis Borges, Jacques Maritain, François Mauriac - au pape Paul VI le suppliant de veiller à leur maintien dans les monastères. Et son appel fut pris en compte un temps. Elle fit un don suprême à Mita pour le Carême 1966, en lui confiant un important secret de mystique qu'elle venait de saisir  : 
« Je voudrais tant que vous découvriez dans le Bréviaire un secret qui ne s’est éclairci dans mon esprit que ces jours-ci : que c’est la prière qui fait tout et que l’homme n’est comme toujours qu’un vase en hupomonè, C’est la prière qui s’empare peu à peu de l’homme et non l’homme de la prière, c’est elle qui boit l’homme et s’en désaltère, et c’est seulement dans cette seconde instance que la chose est réciproque. L’expression "absorber par la prière" est littéralement exacte. La méthode, la constance nécessaires ont pour seul but de produire le vide qui rende possible cette absorption […]C’est la prière (opus Dei) qui veut être priée, c’est-à-dire nourrie par nous. »

Belinda et le monstre, Cristina de Stefano, traduit par Monique Baccelli (Ed. du Rocher, Biographie)
Lettres à Mita, Cristina Campo, traduit par Monique Baccelli, post-face de Marguerita Pieracci (Ed. Gallimard, L'Arpenteur)
La Noix d'Or, Cristina Campo, traduit par Monique Baccelli et Jean-Baptiste Para (Ed. Gallimard, L'Arpenteur)
Note sur la liturgie, in Entre deux mondes, Cristina Campo, traduit par Franck Quoëx (Ed. Ad Solem)
Le Tigre Absence, Cristina Campo, traduit par Monique Baccelli (Ed. Arfuyen)