vendredi 16 avril 2010

In vanitas veritas*

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Crâne (2004 - Yan Pei-Ming) 


« Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir ? Mais ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c’est bien d’être  malheureux que d’être dans une tristesse insupportable aussitôt que l’on est réduit à se considérer, et à n’en être point diverti. »
Fragments 33, in Pensées, Blaise Pascal  (Ed. Gallimard, Folio)

La mort s’exhibe toujours. Son éternelle danse macabre a beau jeu de tenir la vedette. Son inéluctable chant qu’elle n’a de cesse d’entonner, nous entête. Son vieux refrain lancinant ne sait que dire l’unique certitude du funeste destin : memento mori ! Son glas tinte et résonne bel et bien pour tout un chacun. La vie ajuste ses pas à sa cadence chaotique, tantôt prompte et fulgurante, tantôt lascive et nonchalante, avant de se précipiter entre ses bras ouverts et froids qui l’enlacent et la conduisent là d’où nul ne revient jamais.

Vivre tue.

Et l’artiste, essentiel funambule, déambule sur cet inexorable fil conducteur dont il tire ses Vanités. Entiché de la muse morbide au visage protéiforme, il exhorte à la confrontation et la mémoire. Sa silhouette terrible s’infiltre dans les cabinets de curiosités des penseurs et poètes, sa nature morte trône sur les tables de méditations, souffle des livres sous les plumes magistrales, son crâne hante le labyrinthe des pensées. Regarde-moi bien en face et ne m’oublie jamais !, clame la tête de mort, à l’instar du squelette de la Trinité, fresque florentine de Masaccio, qui déclare aux vivants du fond de son sépulcre : « J’ai été ce que vous êtes et ce que je suis, vous le serez aussi.»

Et de songer au poète Charles Baudelaire qui verse dans La Charogne, son écho sublime et ironique à la fatalité.

« Et pourtant vous serez semblable à cette ordure
A cette horrible infection
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature
Vous mon ange, ma passion
Alors ô ma beauté ! Dites à la vermine
qui vous mangera de baisers,
que j'ai gardé la forme et l'essence divine
de mes amours décomposés. »

Par La corrosion du corps, telle que l’exhibe une petite cire admirable du XVIIIe siècle attribuée dans le doute à Gaetano Giulio Zumbo, spécialiste sicilien de « petits théâtres de la mort », la putréfaction de la chair est en beauté à l’œuvre.

Post Hominem Vermis, toile qu’un peintre anonyme du XVIIIe siècle a laissée à l’Espagne, nous donne à contempler, sans fard, les entrailles dévorées par la vermine de ce qui fut un homme, puissant, glorieux et religieux, un souverain à en croire le sceptre, la couronne et la mitre épiscopale qui gisent près de son bras décharné, et dont la tête de mort repose sur un crâne. La dépouille se voit cruellement surmontée de cette sentence en latin, à la portée implacable, inscrite en lettres d’or, pour enfoncer le clou et peut-être telle une invitation à croire :
« Après l’homme, le ver ;Après le ver, la puanteur et l’horreur.Tout homme devient ainsiQuelque chose d’inhumain »
Tirée des Meditationes de cognitione humanae de Bernard de Clairvaux, elle fait écho à cette autre maxime:
« L’homme n’est rien d’autre qu’une semence fétide, un sac d’excréments, une nourriture pour les vers. »
Encore résonne le chant lucide du poète.
« Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons. »
Car de ces immortels vers baudelairiens, Damien Hirst semble avoir extrait les mouches et la résine qui sculptent sa splendide tête de mort, au vilain éclat de rire sombre, et dont le regard vide et noir pénètre au plus profond de l’être, scrute la terreur qu’elle provoque et contemple avec malignité. Fear of Death, et point d’exorcisme possible. La toute puissance, sachez-le êtres mortels, seule la parque la détient !

L’épitaphe gravée de vers du Magnificat, dans les catacombes de Paris, figée sur une photographie en 1861 par Félix Nadar, ne manque de rappeler que la fossoyeuse « a renversé les grands de leurs trônes et […] a élevé les petits ». Les vanités ne relèvent que du vivant.

Du Caravage à Damien Hirst, en passant par Géricault, Picasso, Cézanne, Witkin, Journiac, Newton, Messager, Pei-Ming, Fabre et tant d’autres, la mort se taille la part belle. L’artiste la peint, il la sculpte, il l’écrit, il la photographie, il la filme aujourd’hui, cette éternelle et fascinante faucheuse plus que jamais alerte en notre époque, au point d’avoir emporté Dieu. Le créateur se prend parfois même à œuvrer pour que la mort meurt enfin.

Ainsi, l’art la célèbre autant qu’il la conjure, la rêve autant qu’il la renie ; l’artiste la craint et la désire, s’en moque comme elle se joue de lui, la tourne en dérision, la façonne en bijoux, mais toujours interroge la vie, finie et/ou infinie.

« Par le visage de la mort dans cette double temporalité, l’une conduite par l’au-delà rêvé, l’autre par le sentiment d’un vide absolu, par l’exercice qu’elle procure à la mémoire sensible, l’image de la destinée, c’est là toute sa modernité et son actualité, regarde vers l’invisible, le mémorable, le remémorable et l’immémoriel. Elle donne à voir ce qui manque », comprend le conservateur en chef du patrimoine Alain Tapié.

La mort chemine, essaime depuis que le monde est monde et l’artiste en témoigne à sa suite. Zélée, elle sait s’en donner à cœur joie et le prouve par ces charniers qui jalonnent le fil de l’histoire. Au plus près de nous, Hitler, Staline, Pol Pot et d’autres s’en sont faits les démoniaques complices à accélérer son œuvre, à lui livrer les existences en masse. L’artiste, qui se souvient de ces spectres tragiques au fond des fossés noirs, accuse. Il offre nue la vérité.

Comme en 1933, le clairvoyant Erwin Blumenfeld dressait l’exact portrait du sanguinaire Hitler en superposant en transparence son visage sur une tête de mort, frappée d’une croix gammée au front maudit. Hitlerfresse dévoilait avec éloquence la ténébreuse menace.

Hitlerfresse - 1933 - Erwin Blumenfeld
Plus tard, Christian Boltanski viendra, avec ses Vitrines de références ou sa Réserve, rendre hommage aux absents, à ceux qui ne sont déjà plus, aux millions de victimes de l’Holocauste qu’il interdit d’oublier. Pour lui, « la photographie de quelqu'un, un vêtement ou un corps mort sont presque équivalents : il y avait quelqu'un, il y a eu quelqu'un, mais maintenant c'est parti. »

S’élève aussi la poignante vérité par la voix de Paul Celan, autre poète grandiose, qui a su « chanter encore » après Auschwitz :

« Quel que soit le mot que tu dis – tu rends grâce à perte et périr. »

Irrémédiable destinée, nous ne pouvons l’ignorer, en dépit de tous les subterfuges du divertissement et de l’ivresse, des habiles trompe-la-mort, éminemment vains et illusoires, car toujours la mort se dresse, jusqu’au plus profond du rire et de la joie même. Tapie au cœur de l’existence, son tumulte gronde au sein du sang vital qui coule dans nos pauvres veines, elle infeste nos chairs, se transmet de père en fils, de mère en fille.

Pourtant à vrai dire, à savoir l’observer, à oser la regarder en face, elle s'offre sous deux visages qui s'épousent, pour le meilleur et le pire, en Divine comédie.

Car si « l’emblème traditionnel de la vanité, un crâne posé sur un livre, soit la mort qui triomphe du savoir, dissimule une imagerie plus troublante. Relié en cuir, le livre se protège de la matière même dont le crâne se prive quand la mort a fait son œuvre. On peut y lire une leçon inverse au memento mori, mais en moins pessimiste : ce parchemin plus ou moins lisse ou fripé qui recouvrait de son vivant la boîte osseuse, c’est à lui de protéger désormais les fruits de la pensée que le crâne aura nourris », veut croire Jean Clair, en son Journal Atrabilaire.

La mort en tête, c’est la vie en vérité. « Le portrait de tout le monde », disait finement Ronnie Cutrone.

C’est la vie ! Vanités, de Pompéi à Damien Hirst, Catalogue sous la direction de Patrizia Niti (Ed. Skira Flammarion)

* "Non tantum corpus corrumpitur, sed etiam lingua latina : "in vanitate veritas" recte scribendum fuisset." Lionel-Edouard Martin