jeudi 21 février 2013

La mort règne à Guatemala City

Miquel Dewever-Plana
All rights reserved © Miquel Dewever-Plana 

Il y a deux semaines, Isabelle Fougère, reporter indépendante et Miquel Dewever-Plana, photographe (agence Vu), ont reçu le prestigieux prix international World Press Photo 2013 récompensant, dans la catégorie multimédia, leur film documentaire Alma, une enfant de la violence. Ce document en effet remarquable, tourné à Guatemala City, est le fruit de nombreuses années de travail sur les maras, ces gangs ultra-violents d’Amérique centrale. 

Ce nom-là évoque, tristement pour nous en France, l’assassinat du photographe et réalisateur Christian Poveda au Salvador où il s’était installé depuis 2003. Le 2 septembre 2009, la peau trouée de quatre balles, il était inscrit à son tour sur la liste infernale, interminable des victimes de la folie meurtrière des maras. 

Une vie ne vaut pas grand-chose, dans ces pays d'Amérique centrale où, après des années de guerilla, les armes n’ont jamais été remisées. Elles ont seulement changé de mains, tombées entre de plus meurtrières encore, celles de jeunes qui n’ont fréquenté d’autre école que celle de la peur, de la misère, de la haine et de la mort. 

Alma est de ceux-là, membre d’un gang de Guatemala City, une marera, aujourd’hui repentie qui brise la loi du silence face à la caméra de Miquel Dewever-Plana et Isabelle Fougère, sachant qu’elle signe une nouvelle fois sa condamnation à mort. On ne quitte jamais le gang. Elle avait pris une balle, tirée dans le dos, après avoir jeté son tablier sanglant à la face de ses compagnons de crimes, il y a quelques années. Sauvée in extremis, elle y a perdu l’usage de ses jambes. Elle vit depuis, clouée dans un fauteuil roulant, dans un autre bidonville de Guatemala City, cité léthale où fossoyeurs et pompes funèbres ne connaissent pas la récession. Elle vit dans une ville où l’on compte en moyenne 18 assassinats à la fin de chaque jour, où 98% de ces crimes restent impunis.

Alma est encore miraculeusement vivante, malgré la ténacité et la mémoire de ses ennemis nombreux, les proches de ses victimes et, bien sûr, les mareros trahis. Cela fait du monde. Elle tente une nouvelle vie, qu’elle sait donc en sursis, mais dans la rédemption désormais.

Alma (c) Miquel Dewever Plana
All rights reserved © Miquel Dewever-Plana 

Sa décision de parler à visage découvert a été mûrement réfléchie, mesurée pendant un an et demi. Il ne s’agit pas de la dédouaner, insiste bien Isabelle Fougère. Alma a bien tué, volé, participé à toutes sortes de crimes et d’agressions, commis au nom du gang. 

« J’ai été très marquée par un jour décisif dans le destin d’Alma, le jour où sa mère lui a annoncé qu’elle ne pourrait pas lui payer d’études, c’est ce jour-là qu’elle a pris le chemin de la rue, du crime et de la mort, se souvient Isabelle Fougère. A quoi ça tient l’existence d’un être humain ? Qui peut croire qu’un monde qui n’offre pas d’éducation à ses enfants a de beaux jours devant lui ? Sans justice et sans éducation, la violence et la mort s’installent pour de bon. La preuve par Alma. Et pas seulement au Guatemala…»

Aux yeux de la journaliste, l’histoire d’Alma est bel et bien emblématique. D’une portée universelle, elle symbolise la tragédie de la survie dans un monde infesté, la survie d’une jeune fille dans un milieu dominé par des assassins, d’un être élevé sur une terre où règne sans partage la maudite voix des armes et de la terreur. 

Le témoignage de la jeune femme a éclairé de ses funestes feux une société irrémédiablement perdue, révélé une réalité si enténébrée que l’on peut sans ciller évoquer l’enfer et c’est encore un euphémisme. La voix de l’ex-marera a constitué une telle matière à penser qu’elle aura aussi inspiré à Isabelle Fougère un récit littéraire intitulé, Alma, naturellement. Publié aux éditions Le Bec en l’Air, il appartient à un genre peu répandu chez nous - et que les Anglo-Saxons appellent le non-fiction - dans lequel s’était illustré avec brio Truman Capote dans son magistral In Cold Blood. De sang froid. C'est de cela dont il s'est agi pour Alma, d'apprendre à tuer de sang-froid.

Isabelle Fougère a ainsi donné naissance à un texte d’une beauté tragique, la version transcendée de son reportage par le style et une technique polyphonique. 

« Ce fut une expérience extraordinaire et passionnante de parvenir à investir à partir d’une même histoire des modes de narration aussi différents que le film, l’interview, la photographie, et le roman, explique-t-elle. Alma, c'est de la non-fiction, genre peu connu en France. Le fait de partir d’une histoire réelle tout en y restant très ancré, pour aboutir à un récit qui n’est plus tout à fait de la réalité, mais quelque chose de sublimé, quelque chose de plus fort encore, qui marquera sans doute plus longtemps que le réel parce que l’histoire est désormais toutes les autres histoires.»

C’est de la littérature, mais ce n’est pas de la fiction. Elle a emprunté les codes que seule la fiction ose, pour les mettre au service de cette histoire vraie qu’elle a eu envie de raconter en allant plus loin. Elle a voulu extraire, dit-elle, la force de « ses tenants et aboutissants universels ». C’est une histoire qui parle à et de chacun d’entre nous, des choix de vie, de la violence, de la mort, de la famille, des relations de genre, d’amour, d’amitié, de haine, de loyauté, de trahison, de morale, de foi. 

Miquel - ALma
All rights reserved © Miquel Dewever-Plana 

« Quand tu es journaliste, en principe, la littérature pour toi, c’est interdit, ne serait-ce que l’emploi du je est généralement banni du reportage, à quelques exceptions près, toute possibilité créatrice est barrée, tu n’as pas le droit de t’octroyer les outils de la littérature, elle sourit et reprend, je pense à Norman Mailer, je trouve magnifique son récit sur la conquête de la lune, Bivouac sur la lune, et j’aime à rappeler que c’est de la non-fiction, c’est un reportage transcendé par un style splendide, le sien, mais c’est un reportage. » 
Avec Alma, c’est cela, nous le savons, nous ne sommes pas dans la fiction, le personnage existe, son histoire est réelle, a eu lieu et se poursuit d’ailleurs encore. Seulement tout cela est conté librement de la façon dont la journaliste en a elle-même été marquée. C’est le retentissement intime que les mots et au-delà des mots d’Alma, la réalité et l’entourage d’Alma, ont produit sur Isabelle Fougère, qu’elle ne pouvait pas livrer dans la presse au nom d’un je bien réel et éprouvé par ce qu’elle a entendu, perçu et qui constitue une autre et sacrée matière.

Toutes les voix, qu’Alma a fait surgir en elle, ont tissé ce récit qu’elle aurait pu taire. Elle a entendu les morts d’Alma, ses victimes, son père et la mort même jamais repue. Elle a rencontré dans ce témoignage, un monde parallèle, universel, qu’elle laisse s’exprimer dans son livre. 

« Le reportage documentaire est marqué dans l’espace, marqué dans le temps, dans l’existence d’Alma, relève-t-elle. Dans le livre, la situation géographique est mentionnée une fois, trois mots d’espagnol, cela peut bien être n’importe où ailleurs, cela n’a plus d’importance, on ne cherche pas le réel, c’est l’histoire de la violence au sein d’une communauté. Point. »
« D’abord les oiseaux. Ensuite les accolades. Seule fille au milieu des garçons. Ma joie dans ma force. Ils m’ont dit oui, je ferai tout pour ce oui. Le gang, "jusqu’à ce que la mort nous sépare", comme dans les telenovelas. C’est un mariage : je suis la fiancée qui s’engage.D’abord les oiseaux. Puis les accolades. Et ce moment que j’attends depuis des semaines : la mission qui fera de moi une marera. Plus jamais seule, plus jamais faible, plus jamais victime. La force qui bouillonne en moi va trouver un chemin. Je serai la plus forte, la plus belle, je ferai peur et je n’aurai plus peur.»

Les premiers pas d'Alma vers le crime, premiers paragraphes de la non-fiction. Elle avait quinze ans. 

S'ensuivra sa première mission, le baptême du feu, l’épreuve, le passage pour prétendre au titre dont l’évocation fait trembler Guatemala City. Il a fallu « une écriture physique, brutale, loin de l’analyse, dit l'auteur, Il y a des personnages inventés, des fantômes, la Mort. Il y a des personnages réels que j’ai rencontrés, comme la mère d’Alma, de jeunes ex-mareros.»

« Je m’énerve un peu à entendre les vieux pontes du journalisme qui aiment à se lamenter dans les cocktails : "Oh, il n’y a plus de plume dans ce métier, où sont les Albert Londres, les Joseph Kessel ". Mais c’était des romanciers que je sache.» Elle rit en hochant la tête. « J’ai publié une fois six pages, une fois neuf pages dans des magazines sur Alma, nous avons réalisé le film documentaire diffusé sur Arte, le webdoc sur le net. Aujourd’hui, avec le livre, je prends la liberté du roman de non fiction, je revendique cette liberté.»

Le procédé serait-il mal perçu dans le milieu littéraire qui voit souvent d’un mauvais oeil que la presse ose s’aventurer sur ses plates-bandes ? 

« Je ne sais pas. J’ai de très beaux retours de lecteurs, le film a eu un succès unanime, la presse l’a encensé, souligne-t-elle, en revanche elle a beaucoup plus de mal avec le livre. C’est un peu plus compliqué à appréhender, il semble, par les critiques. C'est une oeuvre hybride qui désarçonne. »

Et ce n’est pas fini. La journaliste vient d’être sollicitée pour transposer le récit Alma au théâtre, une pièce sera peut-être mise en scène à Avignon dès cet été. Elle a même reçu une demande pour en faire un opéra classique à Barcelone ! Isabelle Fougère et Miquel Dewever-Plana réfléchissent à tout ça. 

« La liberté que je me suis octroyée en écrivant Alma, m’a permis d’explorer des champs d’écriture et de trouver ma petite musique, que j’avais déjà un peu approchée avec mon travail sur les clandestins Odyssée Moderne (Ed. Images en manoeuvres) mais à l’époque sans oser mener l’aventure jusqu’au bout, confie-t-elle, j’ai grandi depuis, et j’ai moi-même été confrontée à la violence.»

Il est des expériences qui abattent à jamais toutes les cloisons entre lesquelles il est si facile de se laisser enfermer, les amateurs de cages sont si nombreux.

Miquel Dewever-Plana -Prison
All rights reserved © Miquel Dewever-Plana
C’était une suite logique, après avoir réalisé le documentaire, écrit ses reportages sur Alma, exploré tout le réel pour le récit journalistique, analysé l’histoire par tous les bouts, observé sous tous les angles, toutes ses coutures, l’avoir tournée dans tous les sens, histoire morale, histoire héroïque, histoire de femme, celle de l’enfant, de la mère, du père, des fils, des frères etc.. 

« Je me suis fait l’effet d’un tamis, avec la découverte finalement d’une substance peut-être bien plus intéressante, plus riche encore, qui emporte bien plus loin et qui restait au fond de moi.»

Pour autant, la réalité ne s’oublie pas. Quand la mort parle, il s'agit quand même de la réalité, la triste réalité, mais la réalité. La mort est narratrice, elle conte la réalité. Dans la réalité, la mort existe, et d’ailleurs on la sent quand elle approche, quand elle vient rôder, elle murmure parfois, elle s’exprime. Elle hurle souvent. C’est effroyable la réalité.

Parmi les nombreuses facettes de cette histoire, il y a aussi le versant somptueux, en images, qu'est L’autre guerre de Miquel Dewever-Plana, fruit de cinq années de travail, six mois sur douze en immersion au Guatemala. Le photographe, maintes fois plébiscité, à juste titre, en France, comme à Visa pour l’image en 2011, ainsi qu'à l’étranger, nourrit quelques projets d'exposition pour les tous prochains mois.

« Il a recueilli des témoignages extraordinaires, c’est une somme journalistique, qui fera date, prédit Isabelle Fougère. J’ai un immense respect pour ce travail phénoménal. La voix de tous ces personnages qu’il nous ramène, c’est exceptionnel ! »

Ces deux livres ramènent chacun à sa façon à une même réalité, les deux fonctionnent et se complètent, « l’un ne marche pas sur l’autre, l’un n’empêche pas l’autre, l’un ne trahit pas l’autre », se réjouit Isabelle Fougère. Les auteurs en sortent littéralement épuisés, plus que jamais engagés et bien en vie mais d'évidence soucieux du destin d'Alma, là-bas, placé sous le règne de la mort à Guatemala City...


Alma, Isabelle Fougère et Miquel Dewever-Plana (Ed. Le Bec en l’air)
L’autre guerre, Miquel Dewever-Plana (Ed. Le Bec en l’air)
Alma, une enfant de la violence, réalisé par Isabelle Fougère et Miquel Dewever-Plana, à découvrir ou à revoir sur http://alma.arte.tv/fr