lundi 5 janvier 2015

Bergounioux: la confusion des promesses du monde



Un abrégé du monde – 2014 – Paul de Pignol 

Récit autobiographique, mélancolique, Un abrégé du monde, est un nouvel et court opus de Pierre Bergounioux qui vient de paraître aux éditions Fata Morgana. L'écrivain sexagénaire porte le regard en arrière, sur l’enfance, à l’heure de l’éveil, de l’appréhension naïve du monde, ou plutôt de son incompréhension. Quand le désir indomptable de le saisir au sens propre et au figuré prend le dessus, quand l'enfant cherchait du matin au soir à en conserver des bouts comme autant de repères et de traces de « beau, d’acceptable », des pans d’une réalité précieuse, celle qui surprend, fascine, éblouit celle qui enchante l’existence comme dans un conte de fée ou déroute avec la malignité de la sorcellerie. C'est le premier des trésors qui se constitue au fur et à mesure de la découverte du réel par le jeune Pierre Bergounioux pas plus haut que trois pommes. 
« C’est à l’aide d’une boîte en carton fort que j’ai réglé, vaille que vaille, au début, le problème de la réalité. »
Ce coffret qui l’avait « accompagné, abrité, sauvé, peut-être », n’était autre qu'Un abrégé du monde dans lequel l’homme mûr devenu, soudain, replonge. Avec la douceur et la poésie qui le caractérisent, il se souvient des petites choses dérisoires et insignifiantes aux yeux des grands, comme autant de pièces qui composent un tout, une unité. C'est un nécessaire à exister, à comprendre, à imaginer, à désespérer, à trier, à refuser.

La boîte — récupérée dans la poubelle d’un photographe « qui se pendit quelques années plus tard parce que la réalité dont je parle ne lui convenait décidément pas, à lui non plus » — avait disparu dans des circonstances depuis longtemps oubliées, en revanche le contenu demeure claire dans sa mémoire. Une foule de choses versées avec soin par ses mains d’enfant, sa collection secrète qu’il égrène au fil des pages a jalonné son initiation. Elle est occasion de conter l’histoire du lutin aux yeux neufs qu’il était, de narrer l’aventure du petit poucet au fur et à mesure de ses trouvailles, de remonter le cours de ses étonnements, ses réflexions, ses angoisses qu’il éclaire de son érudition d’homme ultra-sensible. Subtil autoportrait aussi.
« Je prêtais aux adultes des clartés supérieures, nées d’une familiarité prolongée avec un monde que je commençais à peine à reconnaître. Mais, même en leur accordant cet avantage, même à me suspecter d’avoir l’esprit dérangé, le fait demeurait. Je ne pouvais, sans préjudice grave, m’exposer à ce qui passait pour réel. »
C'est l'occasion d‘évoquer la maison rose sur les hauteurs de la Bouriane, dans la chaleur de plomb du mois d’août et la première fois que sa mère, divinité bienfaisante, se transformait en cette mégère qui lui avait fait lâcher d’une tape sur les doigts le frelon dont il venait de s’emparer afin d’enrichir son trésor. 

Au cours de son exploration du monde, il réalisait que ce qu’il aurait bien voulu glisser dans son coffre ne se laissait pas toujours emporter, ou encore se métamorphosait de telle façon qu’il fallait s’en débarrasser bien vite, les fleurs se fanaient, les poissons empestaient, les oiseaux pourrissaient, quant à la lumière, l’enchanteresse, elle, était insaisissable. 

Les agissements des grands, ce que contenaient les livres, les films et les photographies emmêlaient les perceptions de l’enfant en quête d’explications rassurantes à la lumière du peu qu’il savait et se voyait au contraire confronté à de nouvelles zones d'ombres, à davantage de mystère qui le forçait à pousser l'exploration plus avant
« Ca n’allait pas. Je continuais à percevoir l’aspérité du fait. Les brillants paradoxes que je relevais tendaient peut-être à nous humilier. Mais ils devaient selon toute probabilité, se rapporter à un univers aussi consistant que le nôtre. »
Il dit à rebours l’émerveillement puis le désenchantement, avec la délicatesse fougueuse de la jeunesse et l’aplomb précis de la maturité, il règle les comptes avec style, remet les pendules à l’heure en finesse. 
« Les adultes parlent, quelque temps, un langage inintelligible et je me demande encore si ça ne contribue pas à la félicité de l’enfance. Le jour où l’on commence à deviner ce qu’ils racontent, on est très surpris de ne pas s’y retrouver. Il nous vient des doutes rédhibitoires. On entre dissidence. »
Le sculpteur et peintre Paul de Pignol accompagne le récit de dessins au crayon d’une racine découverte sur une plage et qu'il a ramassée en songeant qu’elle aurait peut-être sa place dans le coffret de Pierre Bergounioux parmi les silex et les agates, les bois curieux, les verres polis, les plumes de geai et les insectes sans pattes. On tourne une page, elle apparaît, sous un angle différent, éclairée d'une lumière autre, elle se métamorphose, produit une complication supplémentaire. Parfois, on dirait un os rongé, un détail anatomique, une pierre de lave. La perception brouille la donne, à moins que ce ne soit le contraire. On évolue dans la confusion des promesses du monde. 
 « On vieillit. J'allais ressembler aux adultes mais plutôt mourir que de les continuer. Ce qu'ils possédaient d'enviable et dont j'étais obstinément privé, c'était la liberté que je comptais exercer dès qu'elle me serait concédée. Je ferais ce que bon me semblait, je partirais à la rencontre du tout, le bénéfique, que je logeais par bribes dans ma boîte quand il voulait bien y entrer. »
Un abrégé du monde, Pierre Bergounioux, dessins Paul de Pignol (Ed. Fata Morgana)