Affichage des articles dont le libellé est Mishima Yukio. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Mishima Yukio. Afficher tous les articles

jeudi 4 octobre 2018

Seppuku ou le climax de Mishima


Le numéro 8 de "La moitié du fourbi", revue à paraître le 16 octobre, étant dédié aux "Instants biographiques", j'ai choisi de raconter l'ultime et tragique journée de l'écrivain japonais Mishima Yukio, le 25 novembre 1970. Cette reconstitution, écrite à la lumière de son oeuvre, mais aussi d'entretiens et de témoignages extraient d'archives audiovisuelles, s'intitule Seppuku ou le climax de Mishima. Mon texte a fait l'objet d'une mise en scène sonore dans le jukebox littéraire de l'émission Nova Book Box sur Radio Nova

Au sommaire de ce N°8 : 
Pablo Martín Sánchez / L’œil de l’Oulipo : Je me souviens de Julio Cortázar
Christian Garcin / Fos- New York, CMA-CGM Puget 
Eloïse Lièvre / La vie écrite 
Pauline Aubry / L’autre bout du monde 
Nicolas Rozier / Artaud à l’Orangerie
Hugues Leroy / J’y vais pas 
Anne Maurel / La fille du bois 
Thomas Giraud / À la recherche de Bas Jan Ader 
Frédéric Fiolof / Débordements
Perrine Rouillon (dessins & textes) / Instants amoureux 
Pierrick de Chermont / Ces grands cétacés de la littérature mondiale
Agnès Borget & Anthony Poiraudeau / Conversation avec Arno Bertina et Alban Lefranc
Zoé Balthus / Seppuku ou le climax de Mishima
Aglaé Bory (Photographies & texte) / Figure mobile - Portraits de Magdi Elzain 
Hélèna Villovitch / La plus vieille story du monde Hélène Gaudy / Accroche l’ombre (Trois images)
Julia Kerninon / La légende
Éléonore de Monchy / Biopsy


Ce numéro bleu ciel reste en précommande jusqu'au 10 octobre sur le site de la revue lamoitiedufourbi.org/. Et pour son lancement, la librairie "Le Comptoir des mots" invite "La moitié du fourbi" et ses auteurs à y accueillir les lecteurs le soir du 16 octobre, au 239 rue des Pyrénées à Paris.

samedi 19 mai 2012

Mishima, le culte fou de la beauté

Kukyôchô ou Le sommet de la conclusion - Kinkaku-ji - Kyôto (avril 2012) Zoé Balthus

Parmi les fameuses plumes qui ont exploré le trésor que constitue Le Pavillon d’Or de Yukio Mishima, il convient de citer celle de Marguerite Yourcenar mais en premier lieu de saluer celle de Marc Mécréant, sans lequel le monde francophone, privé de ce Pavillon d’Or dont il est le magistral traducteur, serait autrement plus terne. Ajoutons que la préface qu’il consacrât au roman en 1960 est elle-même d’une grande beauté, toute éclairée d’un amour total pour ce texte, d’une admiration profonde et mesurée à l’endroit de l’œuvre de Mishima, d’une passion irrépressible du Japon servie par une connaissance pointue de sa culture et, pour comble de sensibilité, d’une humilité exemplaire. 

Ici, il s'agira de rendre hommage à la Beauté que ce monument littéraire interroge, sert et réfléchit à la perfection, où toute phrase témoigne d’une conscience aiguë de l'auteur de la beauté et de son désir fou d'accéder à ses plus hautes crêtes sur lesquelles déjà il se trouvait, en tous points et de bout en bout, perché. De tout là-haut, la vision du vide, saisie par Yourcenar, fût si vertigineuse que Mishima choisit de s’y abîmer de manière spectaculaire, irrémédiable. 

L’auteur, âgé de trente ans à la publication du Pavillon d’Or, à la tête d’une œuvre déjà fort riche, était manifestement doué d’une volonté de puissance telle qu’il se bâtît un destin exalté, évoluant essentiellement le long de voies extrêmes jusqu’à la mégalomanie forcenée, qu’il vaincra lui-même le 25 novembre 1970, lors d’un coup d’éclat retentissant et définitif, achevant son ultime mise en scène dramatique par le rituel, tragique et typiquement japonais, du seppuku suivi de sa décapitation. 

« La mort de Mishima est une de ses œuvres, et la plus soigneusement préparée de ses œuvres », était convaincue Yourcenar que cette fin pour le moins romanesque avait absolument fascinée. 

« La façon dont chez Mishima les particules traditionnellement japonaises ont remonté à la surface et explosé dans sa mort font de lui... le témoin, et au sens étymologique du mot, le martyr du Japon héroïque qu'il a pour ainsi dire rejoint à contre-courant », avait-elle en outre souligné.  

De son Pavillon d’Or, son Kinkaku-ji, Mishima dira lui-même qu’il est « une étude approfondie des mobiles d’un crime, une conception superficielle et baroque de quelque chose comme, par exemple, la Beauté peut suffire à provoquer l’acte criminel d’incendier un trésor national. Si l’on se place d’un autre point de vue, il suffit pour échapper à la condition présente, de croire à cette idée folle et superficielle, et de l’hypertrophier jusqu’à en faire une fondamentale raison d’être. C’était le cas d’Hitler… »

Le roman de Mishima, paru en 1956, a trouvé son inspiration dans l’incendie mémorable du Pavillon d’Or, - trésor national, monument du XIVe siècle, situé sur le site sacré de Rokuon-ji, au nord-ouest de l’ancienne cité impériale Kyôto, - et rebâti depuis. Cet acte criminel commis par un bonze novice, psychologiquement fragile, avait consterné le pays et défrayé la chronique en 1950 tout au long d’un procès que l’écrivain nippon avait manifestement suivi de très près.  Son héros Mizoguchi ressemble bien comme deux gouttes d’eau à l’incendiaire réel qui, se trouvant lui-même fort laid, avait invoqué un temps pour motif à son acte sa « haine de la beauté » avant de revenir dessus, et de mettre cette déclaration sur le compte d’une « pure fantaisie ».  

Le jeune moine ne pouvait pas imaginer avec quelle ironie cette « pure fantaisie » allait s’inscrire à jamais dans l’esprit et l’œuvre d’un des plus brillants romanciers japonais du XXe siècle, et permettre une existence parallèle, indestructible du Pavillon d’Or, plus que jamais emblématique de la Beauté. L’impact produit par cette affaire sur Mishima a d’évidence pour notion-clé la Beauté dont la représentation a très tôt bouleversé sa propre existence à la découverte d’images venues d’Occident lorsqu’il était enfant comme celle d’une peinture de Jeanne d’Arc et plus encore du Saint Sébastien de Guido Reni à jamais gravé dans son imaginaire.

« Je peux, sans exagération, affirmer que le premier problème auquel, dans ma vie, je me sois heurté, est celui de la beauté », posait donc rétrospectivement Mizoguchi, le criminel-narrateur qui s’employa tout au long du roman à se souvenir des événements, sensations, émotions, rencontres et traumas essentiels, selon lui, dans le processus  psychologique de l’agression commise contre le bâtiment sacré.

Le premier élément déterminant en regard de son acte de folie est son bégaiement, tare dont il souffrait et qui le plaçait d’emblée en marge des enfants de son âge qui se moquaient de lui, le croyant sot, des adultes qu'il agaçait et ne l’écoutaient pas. En dehors du langage, dans l’incapacité à s’exprimer, il se confinait au rôle d’observateur, développant ainsi une extrême attention à tout ce qui l’entourait, une imagination vive décuplée par la fertilité de sa vie intérieure entretenue dans l’isolement. Il était doué d’une grande intelligence.
« On imagine sans peine qu’un tel enfant se soit pris à nourrir en soi une volonté de puissance axée sur deux pôles. Tyran bègue et taciturne, je voyais mes vassaux épier la moindre expression de mon visage, trembler du matin au soir. Et nul besoin de justifier ma cruauté, avec des paroles nettes et disertes ; mon silence à lui seul justifiait ma multiforme cruauté […] Mais je m’imaginais aussi avec volupté sous les traits d’un artiste de génie, merveilleusement doté d’un calme regard pénétrant l’écorce des choses, monarque incontesté du royaume des réalités profondes […] Qu’un jeune garçon, handicapé irrémédiablement, en arrive à penser qu’il est un être secrètement choisi, faut-il en être surpris ? J’avais le sentiment que quelque part en ce monde, une mission m’attendait, dont je n’avais encore aucune idée. » 
Elle allait, insidieusement, avec le temps, à la faveur de rencontres et d’événements singuliers se préciser.

Le jeune esprit oscillait, naturellement, comme tout humain, entre le bien et le mal, mais toujours sur leurs cimes. Son orgueil qui allait grandissant se révélait en force, propice à l’élévation, loin au-dessus des autres. Ce sentiment nouveau lui avait permis de faire mouche, avec un inhabituel aplomb, sans bégayer, face à un fringant Cadet de Marine qui l’interrogeait sur son avenir, devant tous ses camarades si prompts à l’humilier. « Non. Je serai prêtre. » Cette réponse avait jaillit nette à sa propre surprise. Fort de ce don inattendu, il se sentait prêt à l’action.
« L’orgueil exige plus de légèreté, de lumière, d’évidence, d’éclat. Il me fallait produire cette évidence ; il me fallait donner à tous quelque marque éclatante de mon orgueil. » 
Il avait alors commis son premier acte de profanation de la beauté. En effet, en douce, il avait « sur le dos de la gaine noire de la jolie dague [appartenant au Cadet de Marine], creus[é] deux ou trois profondes vilaines balafres ». Les attributs du personnage, dont cette dague, «dégageaient de façon inattendue une sorte de beauté lyrique, avaient toute la perfection de l’image que je gardais de l’homme. » Il lui avait fallu la défigurer pour rappel de sa propre blessure. L’idée de perfection du monde devenait intenable tant qu’il semblait en faire partie, lui l’affreux, et entendait le prouver ainsi. Il en était l’évidente souillure. 

Chôondô ou Grotte de la rumeur marine - Kyôto (avril 2012) Zoé Balthus
Dès sa petite enfance, à de multiples occasions, son père, prieur et pauvre, lui avait parlé du Pavillon d’Or dont il vénérait la beauté. Aussi, le célèbre monument avait-il pénétré l’esprit de l’enfant qui s’était peu à peu mis à rêver de poser les yeux sur ce prodigieux temple sacré, sans doute chargé de pouvoirs magiques et autres qualités supérieures. « […] A l’entendre, il n’existait nulle chose au monde qui l'égalât en beauté ; et le Pavillon d’Or qui se dessinait dans ma pensée, à la seule vue des lettres, à la seule résonance du mot, avait quelque chose de fabuleux… Voyais-je, au loin, miroiter les rizières ? C’est l’ombre d’or du Temple invisible », me disais-je. Le Pavillon d’Or s’ancrait en lui, à la manière d’une figure obsessionnelle. La Beauté imposait le désir et allait bientôt se fixer sur le corps féminin. 

Une jeune fille très belle, Uiko, hautaine et solitaire, issue d’une famille riche du village, enflamma les sens et l’imagination du jeune garçon qui rêvait de son corps. Sa beauté semblait l’isoler du reste du village, l’élever au rang d’idole. Un jour qu’il s’était, sur un coup de tête décidé, à confronter son désir à son objet, il se sentit alors « comme pétrifié ».
« Tout d’ailleurs s’était pétrifié : ma volonté, mon désir. Le monde extérieur avait rompu tout contact avec mon univers intérieur et recommencé à exister autour de moi en existence absolu. » 
Il se retrouvait au ban du monde. 

Tout, « Uiko elle-même debout, là, devant moi, se trouvaient maintenant si totalement dépourvus de signification que c’en était effarant. Tous ces objets avaient reçu, en dehors de ma participation, le don de réalité ; et c’est cette réalité vide de sens, monstrueuse, noire comme encre, qui m’était donnée, à moi,  et pesait sur moi de toute sa masse, une masse comme mes yeux n’en avaient encore jamais vu. » 

Tout son être était voué à l’impuissance. La Beauté semblait en être responsable, elle l’anéantissait, rejetant sa laideur. Entre elle et lui, le monstre, la tension montait encore d’un cran.

Devant son air interdit, Uiko s’était moquée de lui, avant de reprendre sa route avec indifférence, pourtant le garçon percevait encore au loin « le tintement narquois » de son timbre. Dès lors, il ne cessa plus de souhaiter la mort du « témoin de [sa] honte », l’idée de sa destruction devint une obsession, comme celle du monde, tout entier témoin de sa malédiction. 
« Pour que je puisse tourner ma face vers le soleil, il faut que le monde entier soit détruit… » 
Et son vœu exaucé - du moins en ce qui concerne Uiko, qui connût une fin tragique peu de temps après - força davantage encore le sentiment éprouvé d’un rôle à jouer dans les mystérieux desseins de puissances occultes.

« Depuis ce temps-là, je crois d’une façon absolue, aux sortilèges », souligna Mizoguchi rétrospectivement, dont l’emploi du présent vibrait bien sûr d’un écho troublant, comme s’il sous-entendait que son acte criminel avait somme toute été guidé par telles forces obscures. 

Un an après cet épisode, son père affaibli par la maladie, conscient de sa fin proche, prit la décision de conduire enfin Mizoguchi à la rencontre du Pavillon d’Or et de son ami Dôsen, prieur du Ruonki-ji, à Kyôto où allait se jouer son destin. 

« Champ clos de l’affrontement » avec la Beauté, selon Marc Mécréant et « surtout haut lieu de l’Art et haut lieu de l’Esprit… ». 

En effet, la vieille cité s'étend entre des collines boisées, sertie de temples zen couchés sur des mousses phosphorescentes, ornée d’arbres aux silhouettes calligraphiques taillées dans les règles de l’art ancestral, parée de sanctuaires pénétrés de méditations palpables et de souffles séculaires, émaillée de havres parfois insoupçonnables blottis derrière des enceintes de bambous bleu ou vert tendre. Des îlots de pure beauté.

Curieusement, l’adolescent n’en ressentit nulle excitation bien au contraire. A l’heure du voyage en train vers l’ancienne capitale, il lui « semblait rouler en direction de la station : Mort. Avec cette idée en tête, la fumée qui, à chaque tunnel, remplissait le compartiment avait pour [lui] une odeur de four crématoire ».

Le jeune homme éprouvait  l’impression de balancer sans cesse entre le monde de la mort et celui de la vie, n’appartenant jamais à aucun des deux. Pourtant, une fois parvenu à l’orée du site de Ruonki-ji, les palpitations vitales se rappelèrent à lui son « cœur, comme de juste, battit très fort ».
« J’allais voir la plus belle chose du monde. » 
La beauté fantasmée allait lui dévoiler sa pleine réalité.  
« Quoi qu’il advînt, il fallait que le Temple d’Or fût splendide. Je misais donc à fond non pas tant sur sa beauté intrinsèque que sur ma propre aptitude à imaginer cette beauté. » 
Il semblait redouter le spectacle, pressentir l’illusion possible et le mauvais coup du sort. De fait, la déception fut totale. Le Pavillon d’Or, qu’il avait enfin sous les yeux, « d’un seul coup, bien trop vite », avait déployé « l’ensemble de ses formes ». Tel un fiancé déçu par l’exhibition abrupte de la nudité totale de sa bien-aimée, ayant caressé trop longtemps son image rêvée pour la perdre en un laps, il était de nouveau aux prises avec son impuissance à jouir de la beauté, au point de douter de sa qualité même.

« La beauté peut-elle être quelque chose d’aussi laid ? », s'interrogea-t-il alors. La question, d'une portée captivante, se loge au coeur de sa folie.  

Seulement, en dépit d'elle et de la déception éprouvée, il ne se résolvait pas à renoncer à l’idée d’accéder à cette beauté espérée depuis tant d’années. Il devait en renouveler le fantasme de telle sorte qu’il puisse subsister en perpétuant la production vitale du désir. Mizoguchi succombait à la volonté de désir.
« J’allais jusqu’à supposer que le Pavillon d’Or dissimulait son vrai visage pour ne montrer qu’une beauté d’emprunt. Il n’était pas impossible que pour se préserver la Beauté se jouât du regard des hommes. » 
Encore incrédule, il cherchait à raisonner  mais ne parvint que trop tard à comprendre qu’il aurait dû d’abord « déplorer l’imperfection de [son] propre coup d’œil ». Il guettait partout les manifestations de la Beauté qui devait certainement, comme tout le reste du monde, se moquer de lui.

Le Miroir d'or (avril 2012) Zoé Balthus
« J’étais là, debout, auprès du Miroir d’Eau, tandis que sur l’autre bord, il exposait sa façade au soleil déclinant.  Dans l’étang […] se reflétait l’image parfaite du Pavillon d’Or,  et il y avait plus de beauté dans le reflet. »  
Et tandis que son père sollicitait enthousiasme et admiration :  
« Hein ! Est-ce beau ? », l’adolescent ne voyait que la « main décharnée » du vieil homme posée sur son épaule, qui préfigurait sa mort. 

« Pareil à la lune dans le ciel nocturne, le Pavillon d’Or avait été édifié comme un symbole des temps de ténèbres. »
Pourtant bien vite, il reprit espoir grâce à la découverte, au sein même du Pavillon d’Or, d’une reproduction miniature du temple qui parût « d’une exécution merveilleuse » à ses yeux. Elle se rapprochait davantage de l’idée de beauté qu’il s’était forgée au cours des années. L’adolescent put s’autoriser dès lors à voir dans le Pavillon d’Or, l’incarnation même de la Beauté, douée d’une volonté surnaturelle, dont celle de se dissimuler, dans l’infiniment petit ou l’infiniment grand. 
« Pour la première fois je pouvais rêver. »
 Rêver la perfection inaccessible mais vers laquelle tendre, à laquelle aspirer toujours. « L’essence même du Beau » était désormais ce que ses yeux voulaient atteindre. 

« Je ne croyais qu’à une beauté perceptible à l’œil. » 
Ce fut aussi le jour où son père, qu’il suivait avec un « profond respect », scella son sort à celui du Pavillon d’Or en obtenant la promesse du riche Dôsen, qu’à sa mort, il accepterait son fils parmi ses novices (totei), et veillerait à son éducation comme s’il était le sien. 

Le Pavillon d’Or, Yukio Mishima, traduction de Marc Mécréant (Ed. Gallimard, Folio)