samedi 3 février 2018

Le beau scandale de "Parade" en 1917

Rideau de scène de Parade – 1917 – Pablo Picasso - Exposé au Théâtre du Châtelet – Photographie du 15 mai 2016 (c) Zoé Balthus


Aux notes de machine à écrire, de sirènes et autres bruits incongrus se sont rapidement mêlés les cris et sifflets du public parisien, à la première du ballet Parade, le 18 mai 1917 au Théâtre du Châtelet. Oeuvre collective du compositeur Erik Satie, du poète Jean Cocteau, du peintre Pablo Picasso et du chorégraphe Léonide Massine, le ballet, produit par Serge de Diaghilev, fut qualifié de "sur-réaliste" par Guillaume Apollinaire dans la note de programme. Cent ans plus tard, l'écrivaine Zoé Balthus, dont le roman Parade Jeunesse d'Eternité vient de paraître, revient sur la genèse de ce spectacle poétique qui fit scandale, à l'époque, en pleine "année terrible" de la Grande Guerre. 

« S.P. 129. Mme C. : 22 mai 1916

Ma chérie,

Il y a la guerre. La dune saute et le ciel s’écroule. On ne ferme plus l’œil et les Boches nous survolent toute la nuit. […] Une lettre d’Erik Satie me réconforte. Il est ridiculement et délicieusement modeste, mais je devine entre les lignes qu’il travaille sur une bonne pente.

T’embrasse. Jean» 

Cette lettre de Jean Cocteau, alors âgé de 26 ans, fut adressée à sa mère depuis le front de Nieuport, dans les Flandres où le jeune homme était ambulancier auprès des fusiliers marins. Réformé, il s’était engagé en 1914 comme convoyeur dans la Section d’ambulances aux Armées, sous les ordres du comte Etienne de Beaumont. « Je n’aurais pas dû m’y rendre à cette guerre de 14 parce que ma santé me l’interdisait. Je m’y suis rendu en fraude avec des convois de Croix-Rouge. Et puis, je me suis glissé en Belgique, à Coxyde-ville. J’ai glissé à Coxyde-Bains parmi les fusiliers marins, on m’a oublié. Les fusiliers marins m’ont adopté, j’ai porté leur uniforme et j’ai fini par croire que j’étais fusilier marin. », racontera-t-il plus tard.  

Et si le poète évoquait dans cette lettre le musicien Erik Satie, c’est qu’il se réjouissait d’être parvenu à enrôler le quinquagénaire pour exhumer un ancien projet de ballet, intitulé David, qui lui tenait à cœur. 

Le mois précédent, Valentine Gross, amie commune aux deux hommes, avait emmené Cocteau, alors permission à Paris mais moral en berne, assister à un Festival Satie-Ravel, qui se déroulait dans l'atelier du peintre suisse Emile Lejeune, au 6 rue Huyghens, dans le quartier de Montparnasse. Il s'agissait d'une des premières manifestations de la société Lyre et Palette, initiative que l’on devait à Blaise Cendrars qui avait convaincu Lejeune d’ouvrir de temps en temps son immense atelier aux artistes du quartier afin qu'ils puissent continuer à s'exprimer et vivre de leur art, car les salles de spectacles traditionnelles étaient rares à demeurer en activité et coûteuses à louer, en cette période de guerre.

A l’écoute du récital de Satie, Cocteau eut aussitôt envie de relancer son David avec le compositeur des Gnossiennes qui accepta son offre. Le projet, resté en souffrance depuis que le Russe Igor Stravinsky lui avait refusé sa collaboration, deux ans auparavant, avait été initié pour épater Serge de Diaghilev. Il avait vingt ans à peine lorsqu’il avait rencontré pour la première fois ce Russe fascinant qui, avec ses Ballets, « éclaboussait Paris de couleurs ». L’éminence grise des Ballets russes, après l’échec du Dieu bleu créé par Cocteau, en 1912, lui avait lancé cet inoubliable : « Jean, étonne-moi ! ». « L’idée de surprise, si ravissante chez Apollinaire, ne m’était jamais venue », fera valoir plus tard Cocteau. 

La bataille de la Somme, le grand bal de la France 

Il espérait être bientôt détaché à Paris afin de regagner le nid maternel, rue d’Anjou, de reprendre sa vie artistique et mondaine surtout d’œuvrer à son projet rebaptisé Parade, qu’il entamait avec Satie. Il l’exaltait au plus haut point. Mais il lui fallait aussi rallier un peintre pour les décors, les costumes et le rideau de scène. Il eut alors le génie de proposer le projet à l’Espagnol Pablo Picasso rencontré en 1915 par l’entremise du compositeur Edgar Varèse, alors amant de Valentine Gross. Le peintre se fit désirer quelques mois avant de lui donner une réponse positive. Picasso traversait une période douloureuse depuis le décès, en décembre 2015, de sa compagne Eva et de la blessure de son meilleur ami Guillaume Apollinaire, sous-lieutenant artilleur, qui venait de rentrer du front, un éclat d’obus fiché dans la tempe droite. En ce mois de mars 1916, Picasso allait régulièrement passer du temps à son chevet, dans la chambre N°13, à l'hôpital militaire du Val de Grâce puis à l’hôpital italien où il avait été transféré. Picasso tirera un émouvant portrait du poète à la tête bandée, tracé au fusain, et désormais célèbre.

Cocteau, qui faisait des aller-retour entre les Flandres et Paris, à la faveur d’une permission, le 1er mai 1916, encore vêtu de son uniforme bleu de fusilier marin, avait rendu une visite au peintre, dans son atelier de la rue Schœlcher, dans le quartier de Montparnasse, dans l’espoir de faire progresser son projet. Il en était sorti avec son portrait dessiné au fusain, dédicacé « A mon ami Jean Cocteau » mais toujours sans réponse pour Parade. Picasso prenait le temps de la réflexion. Jean Cocteau avait regagné le front le 7 mai, puis à la permission suivante était parti à Boulogne-sur-Mer du 1er au 10 juin auprès de Valentine Gross qui séjournait chez sa mère. Le 24 juin, il fit ses adieux à Nieuport pour une autre affectation, à Amiens. Il y restera jusqu’à la fin juillet avant de rentrer définitivement à Paris. Là, il avait ramassé une multitude de soldats tombés durant la grande bataille de la Somme lancée à l’aube du 1er juillet 1916. « Le grand bal de France auquel nous sommes tous conviés sur le front de Picardie est officiellement ouvert », avait-il alors écrit à sa mère.

Du front, il entretenait aussi une importante correspondance, notamment avec Valentine Gross et Satie qui, placide, composait la musique de Parade, explorant l’esprit du music-hall.

Outre Apollinaire, nombre d’amis de Picasso, partis se battre aussi, revenaient à Montparnasse les uns après les autres cette année-là, vivants, mais blessés dans leur chair et à jamais dans leur être : les peintres André Derain, Georges Braque, Fernand Léger, Moïse Kisling, le sculpteur Ossip Zadkine et les poètes André Salmon, Blaise Cendrars.  

Au Flore, en uniforme et tête bandée 

L’Espagnol, avec quelques autres comme son vieil ami Max Jacob, le peintre italien Amedeo Modigliani ou encore le Japonais Leonardo Foujita, qui n’étaient pas mobilisables, se retrouvaient dans les cafés de Montparnasse ou chez Marie Vassiliev, artiste ukrainienne, ancienne élève d’Henri Matisse. Cette ambulancière en 1914 avait créé, au sein de son Académie de peinture, une cantine pour ses amis artistes et ses étudiants, souvent désargentés. Elle avait fait enregistrer sa cantine comme un club privé pour échapper à l’obligation de couvre-feu que devaient respecter les restaurants et les cafés. Vêtue de sa traditionnelle tenue ukrainienne, la cigale des steppes – surnommée ainsi par ses clients – elle, acceptait du monde souvent jusqu’à pas d’heure.

Aussi, pendant l’été 1916, Cocteau allait être introduit auprès de tous ces Montparnos par Picasso qui n’avait toujours pas accepté de participer à Parade. Le jeune homme avait bientôt fait la connaissance de toute la garde-rapprochée du peintre, dont un ami commun à Picasso et Satie, l’écrivain Pierre-Henri Roché. Ce grand amateur de peinture n’avait pas encore écrit Jules et Jim mais venait de publier Deux semaines à la Conciergerie pendant la bataille de la Marne, récit de son arrestation au début de la guerre, quand il avait été soupçonné d’espionnage au profit des Allemands. Et c’est par une belle journée de ce joyeux mois d’août que Picasso avait fini par se rallier à Cocteau et Satie. Ces derniers s’étaient empressés d’écrire à Valentine Gross qui s’employait à leur trouver alliés et mécènes : « Chance. Picasso fait Parade avec nous ». Le trio se réunit dès lors presque tous les jours. Satie et Picasso s’entendaient à merveille. Mais il restait encore à convaincre Diaghilev qui vivait à Rome et, pour cela, Cocteau et Satie manigançaient toutes sortes de ruses pour s’attirer les bonnes grâces de la grande amie du Russe, l’influente Misia Edwards-Sert, qui faisait la pluie et le beau temps sur Paris. Au début de l’automne, Jean Cocteau écrivit à l’impresario pour lui soumettre son projet tout en le suppliant de faire un saut à Paris afin de lui présenter ses acolytes, arguant aussi qu’une saison théâtrale ouvrirait au printemps suivant, la première depuis 1914, dont les Ballets russes étaient susceptibles de profiter. La bonne nouvelle incita celui que les ballerines surnommaient Chinchilla à revenir séjourner à Paris quelques jours, auprès de son amie Misia, et à accepter de rencontrer le trio de créateurs de ce ballet cubiste dont le Tout-Paris parlait déjà. Diaghilev allait se laisser convaincre, malgré la mise en garde de Misia, très réservée quant à leur association. Il avait exigé qu’ils le rejoignent à Rome pour travailler avec sa compagnie et son chorégraphe Léonide Massine. Satie, qui avait déjà terminé sa partition, déclina l’invitation au voyage. En revanche, les deux autres artistes s’y rendirent dès février. Apollinaire, qui se portait mieux, fréquentait à nouveau les cafés littéraires auxquels participait le jeune infirmier militaire André Breton « Ici tout grouille. On sent à l’effervescence des arts et des lettres que la victoire approche. Les mardis sont très bien au café de Flore », témoigna Apollinaire, dans un courrier adressé à Picasso, à Rome.

Jean Cocteau et Pablo Picasso rentrèrent finalement à Paris en avril 1917, quelques semaines à peine avant la première de Parade, prévue le 18 mai au Théâtre du Châtelet. Picasso était tombé éperdument amoureux d’une ballerine nommée Olga Khoklova, qu’il épouserait l’année suivante avec, pour témoins, Cocteau, Apollinaire et Max Jacob. Diaghilev avait bien mis en garde le peintre espagnol : « Attention, une Russe, on l’épouse ! 

A Berlin ! Métèques ! 

Le 10 mai à l’ouverture de la saison parisienne, Diaghilev parcourut la scène du Châtelet agitant le drapeau rouge de la révolution qui venait de faire tomber le tsarisme en Russie. Le geste de l’impresario avait scandalisé les patriotes français qui vivaient mal le retrait russe du conflit décidé par le nouveau régime bolchévique. L’espoir reposait désormais tout entier sur l’entrée des Etats-Unis qui datait d’avril. Toujours est-il, qu’à quinze jours de la Première de Parade, plus une place n’était libre. Les artistes avait souhaité que cette représentation soit donnée au bénéfice des Ardennais, une association philanthropique consacrée aux sinistrés de l’Est, patronnée par la comtesse Céleste de Chabrillan. La première moitié du mois de mai a été épouvantable sur le front occidental et Cocteau n’oubliait pas le carnage qui se déroulait à chaque instant à deux cents de kilomètres du Châtelet. Aussi, il s’expliqua à l’avance de la légèreté du spectacle dans un article qu’il avait fait paraître dans L’Excelsior le jour même de sa création. 

« Nous souhaitons que le public considère Parade comme une œuvre que cache des poésies sous la grosse enveloppe du guignol. Le rire est de chez nous ; il importe qu’on s’en souvienne et qu’on le ressuscite même aux heures les plus graves. C’est une arme trop latine pour qu’on la néglige. Parade groupe le premier orchestre d’Erik Satie, le premier décor de Pablo Picasso, les premières chorégraphies cubistes de Léonide Massine et le premier essai pour un poète de s’exprimer sans paroles. »

Guillaume Apollinaire qui avait rédigé le programme du spectacle, lui voyait s’y exprimer « une sorte de sur-réalisme ». Le mot n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd, André Breton, jeune admirateur d’Apollinaire, était bien dans la salle comble du Châtelet ce soir-là. De son côté, Cocteau avait revendiqué, bien après la mort d’Apollinaire le 9 novembre 1918, la paternité du mot : « Ils n’ont pas compris ce que j’entendais par surréalisme quand j’ai inventé ce mot, qu’Apollinaire a ensuite imprimé : quelque chose de plus réel que la réalité. »  Son livret de l’époque qualifiait Parade de Ballet réaliste. 


 [...]

La suite de ce texte à lire sur le site de la Mission du centenaire de la Première guerre mondiale, en référence au roman historique Parade Jeunesse d'éternité (Gwen Catala Editeur) de Zoé Balthus paru en janvier 2017 :  http://centenaire.org/fr/espace-scientifique/arts/parade-le-ballet-qui-fit-un-beau-scandale-en-1917

jeudi 28 septembre 2017

La légende de l'Empereur de Jade

Bestiaire est la proposition de numéro 6 de La moitié du Fourbi dont voici le sommaire :  Nimrod (poème), Marc Bergère (Encre) / L’Éléphant  Eduardo Berti / L’œil de l’Oulipo : Grègueries animalières  Hélène Frédérick / En creux, une présence  Hugues Leroy / Une terrible affliction  Francis Tabouret / Ancre mordant les nuages  Monica Irimia / Le gibier providence  Coline Pierré (texte), Aline Bureau (dessin) / Ugly Animal Preservation Society  Anthony Poiraudeau / Une tache aveugle endormie contre soi  Dominique Quelen / Animaux en plastique  Ernst Haeckel (1834-1919) / Histoire naturelle du modernisme  Frédéric Fiolof / Exercice d’apprivoisement  Zoé Balthus / La légende de l’Empereur de Jade  Hélène Gaudy / Conversation avec Joy Sorman et Abraham Poincheval  Danièle Momont / Puisque nous sommes réveillés  Ernest Menault (avec un apéritif d’Éric Dussert) / Sévir dans les vignes  Anne Maurel / Se faire l’œil sauvage  Charles Fréger (Photographies) / Yokainoshima  Amandine André / Instruction pour la bête  

L'animal à 17 têtes à paraître le 16 octobre prochain, peut se pré-commander jusqu’au 7 octobre, à tarif et à frais de port réduits.

dimanche 30 avril 2017

Conversation avec Ryoko Sekiguchi


Ryoko Sekiguchi (c) DR


Dans la première traduction française de l’essai de Tanizaki Jun'ichirô, intitulée Éloge de lOmbre, signée René Sieffert en 1977, les lecteurs francophones ont le sentiment d’accéder enfin à cette culture traditionnelle du Japon, où l’ombre constitue le plus grand raffinement de l’art de vivre mais aussi son séduisant mystère. Ryoko Sekiguchi, écrivain, poétesse, en donne une nouvelle traduction qui restitue la grande subtilité critique qui caractérise Tanizaki. Tout au long de sa méditation esthétique, menée sur le ton candide d’un nostalgique éclairé, ne s’inscrivait pas moins, en ombre chinoise, une critique sévère de la société japonaise par trop encline, à son goût, à céder aux sirènes de la modernité de l’Occident. Il ne manquait d’ailleurs pas de l’écharper au passage.
La moitié du fourbiQui a initié cette idée de nouvelle traduction du texte de Tanizaki ?

Ryoko Sekiguchi – L’idée est venue de moi. Il faut d’abord dire qu’à partir de cette année, les droits des œuvres de Tanizaki sont libres. Mais surtout, c’est vraiment mon auteur préféré. D’abord parce que c’est celui qui a le plus joué avec tous les genres romanesques. Bruine de neige est un roman de près de mille pages dans lequel il ne se passe absolument rien. Et pourtant, le livre fut interdit pendant la guerre. Non pas en raison d’une critique formulée contre la guerre mais bien parce qu’il ne se passait rien dans son roman… Car le temps de la paix, c’est cela : le temps où il ne se passe rien. 
[...] 

Egalement au sommaire


Pierrick de Chermont, Sylvie-E. Saliceti, Sylve Fabre G., Angèle Paoli, Anne-Lise Blanchard, Nolwenn Euzen, Thomas Vinau / Avec Guillevic  Mélikah Abdelmoumen / La deuxième marche  Anthony Poiraudeau / Un sang d’encre Romain Verger Revenir à Chauvet  Hélène Gaudy / Chambres noires  Sabine Huynh (texte), Maud Thiria Vinçon (dessin) / La main, le soleil et la mort  Zoé Balthus / A l’ombre de Tanizaki : conversation avec Ryoko Sekiguchi  Vincent Bontems / Les boîtes noires (sur l’écriture des Idées noires de la PhysiqueCaroline Boidé / Lettre à Grisélidis Réal  Adrien Absolu / Circulez, y a rien à voir  Frédéric Fiolof / Une question noire  Hugues Leroy / Noctem virumque cano  Nolwenn Brod (photographies) / Urphänomen  Ian Monk / L’œil de l’Oulipo : La nuit traversée  Stéphane Vanderhaeghe / Écrire dans le noir  Véronique Béland / On finit par un monde  Charles Robinson / 351  


Soirée "Louange de l'ombre" le 4 mai à 19h30 à la librairie Charybde avec Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré, animée par Zoé Balthus

dimanche 19 mars 2017

Divino Inferno [Et Rodin créa la Porte de l'Enfer]

                                                  Divino Inferno [Et Rodin créa la Porte de l'Enfer] un film de Bruno Aveillan et Zoé Balthus

« Il fit porter à des centaines et des centaines de figures à peine plus grandes que ses mains, la vie de toutes les passions, la floraison de tous les plaisirs et le poids de tous les vices » – Rainer Maria Rilke, in Auguste Rodin, Œuvres I Prose (Ed. Seuil)


Seul contre tous, le sculpteur Auguste Rodin (1840-1917) a su imposer, son droit absolu de créer comme il l’entendait, en inventant des techniques, en brisant des tabous, en restant résolument attentif à ce que lui soufflait sa nature, à ce que lui inspirait la Nature. 


Toute sa vie, il a eu à lutter contre son époque. Il s’est construit sur ses échecs, il a bâti une œuvre extraordinaire malgré les entraves et les scandales. Il n’a jamais renoncé à ce qu’il était, ni renié ce qu’il admirait, et a inscrit sa vision d'avant-garde dans l'Histoire de l'Art.

Epris de vérité, de sensualité, de chair et de mouvement, il est un modèle d’affranchissement. A 64 ans, le sculpteur pouvait affirmer : 
« Je suis le plus heureux des hommes parce que je suis libre [...] ma plus grande joie est de me sentir libre intérieurement, c’est-à-dire émancipé de tout mensonge artistique ».
La carrière de Rodin a connu de multiples obstacles avant de s'épanouir enfin. A presque 37 ans, il n'est encore qu'un ouvrier-artisan et redoute d'être condamné à le rester jusqu'à la fin de ses jours. Il place tous ses espoirs dans le Concours du Salon des Artistes français en 1877 où il présente un nu masculin L’Âge d’airain, une œuvre à laquelle il a consacré toute son énergie et son talent pendant plus de deux ans. 

Là, contre toute attente, cet inconnu sorti de nulle part et son pur chef-d’œuvre s’attirent les foudres de l'Académie, bousculée dans ses fondements.

Accusé de tricherie, Rodin outragé se défend avec force. Le scandale éclate. Après une enquête aussi longue qu’inutile, il est finalement blanchi. L’affaire a eu l’avantage de répandre son nom dans les ateliers, parmi la jeune génération d’artistes jusqu'aux plus hautes sphères de l'Etat. 

Le Penseur - Auguste Rodin (c) Zoé Balthus

Bientôt, les institutions lui offrent une première commande publique en réparation de l’humiliation subie : une porte destinée au futur Musée des Arts décoratifs de Paris. Rodin devient aussitôt un artiste en vue et très vite un grand maître d’atelier. 

L’épreuve de l’Âge d’airain n'a fait que renforcer sa détermination à se dépasser. La création d’un monumental chef-d’œuvre est une nécessité, c'est une affaire d'honneur et de revanche.

Inspiré par l’œuvre de Michel-Ange, – le maître auquel il ose désormais se mesurer –, mais aussi par la statuaire gréco-romaine, La Porte du Paradis du baptistère de Florence, La Divine comédie de Dante et Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, le sculpteur passe plus de vingt ans à ériger la plus importante sculpture du XIXe siècle :  La Porte de l’Enfer. 

A la fois, journal intime, laboratoire de toutes ses audaces et réservoir de l'essentiel de ses chefs-d’œuvre, dont Le Baiser et Le Penseur, toutes ses inspirations et ses techniques s’y expriment.

Rien depuis Michel-Ange n’avait atteint une telle magnificence. La Porte de l'Enfer– conservée à l’abri des regards pendant les deux décennies qui ont suivi sa commande – est l'énigmatique matrice de toute l'œuvre du sculpteur.  

Divino Inferno, [Et Rodin créa La Porte de l’Enfer], diffusé sur Arte en avril 2017a remporté le Rockie Award 2018, catégorie Art, du festival de Banff et nommé à Art Fifa au musée national du Québec, au Canada. Le film a été projeté au Grand Palais, Paris dans le cadre de l'exposition du Centenaire Rodin, au Musée d'art contemporain Marcel Lenoir, Montricoux,  ainsi qu'au Gorki Park, à Moscou, en Russieà la Fondation Mapfre à Barcelone, en Espagne, à la Fondation Barnes à Philadelphie, au Cantor Arst Center de Standford, à LMU de Los Angeles aux Etats-Unis, au Musée national de l'Art occidental de Tokyo (conférence de Zoé Balthus) et au Musée de Shizuoka (conférence de Zoé Balthus) au Japon et à l'Art Gallery of South Australia d'Adélaïde, 

Un film de Bruno Aveillan,  écrit par Zoé Balthus et Bruno Aveillan (2016) – Notre reconnaissance au plasticien Mircea Cantor qui a réalisé pour le film une performance inédite dans l'enceinte du musée Rodin
Avec les voix de Denis Lavant et Elsa Lepoivre (Sociétaire de la Comédie française)

Produit par ARTE, La Réunion des Musées Nationaux, Les Bons Clients, QUAD,  Fix Studio, NOIR

samedi 25 février 2017

Boltanski crée des mythes


Tiroir (1988) Christian Boltanski – collection privée – Photographie de Zoé Balthus à Londres (2010)

J'ai eu cette semaine la belle opportunité de m'entretenir avec le plasticien Christian Boltanski qui sera l'invité de France Culture pour une masterclasse le dimanche 5 mars au studio 105 de la Maison de la radio où le public est le bienvenu. Elle sera diffusée au cours de l'été sur les ondes de la chaîne.
Zoé Balthus – Je comprends votre travail comme une exploration de tout ce qui tisse la mémoire. 
Christian Boltanski –  Je ne travaille pas, vous savez, ce n'est pas du travail. D’ailleurs, je suis toujours embêté lorsque les gens veulent venir dans mon « atelier », je n’ai pas d’atelier (rires). Je mène plutôt une vie de réflexion. Il s'agit pour moi de réfléchir à des questions qui n'ont pas de réponse et de traduire ces questions si possible, d'une manière visuelle ou sonore dans mon cas.  
 
Zoé – Mais puis-je parler de votre « œuvre » ? 
 
Christian Boltanski – Vous pouvez parler de mon « œuvre », oui, je dis bien que je suis « peintre » ! (Rires) 
 
Zoé – Alors votre œuvre m’évoque le désir de conserver et de transmettre ce qui a existé, mais c’est sans doute une vision simpliste, vous allez l’éclairer davantage (rire).
 
Christian Boltanski – Chaque personne est unique, et chacune est très vulnérable, il y a une contradiction entre l'importance de chaque être et sa vulnérabilité. Alors, il y a eu ce désir chez moi d'explorer ce que l'on peut sauver.  Mais en fait, j’ai compris que l’on ne peut rien sauver. C'est en effet une réflexion sur la possibilité de sauver une transmission.
 
Zoé – C’est ce que j’appelais le travail sur la mémoire.
 
Christian Boltanski – Oui, mais en réalité, chacun de nous est très vite oublié. J'avais appelé au début « la petite mémoire », ce que chacun de nous porte, ce qui nous fabrique. Il reste sur notre visage, quelque chose de tous ceux qui nous ont précédés, c’est un puzzle mystérieux. « La grande mémoire », elle, se trouve dans les livres et dans les grands récits.
C’est en fait un questionnement sur l'impossibilité de la transmission, l'impossibilité de conserver quelque chose.
 
Zoé – Cette conclusion est très pessimiste… vous êtes pessimiste  ?
 
Christian Boltanski – Ah ! Je me suis beaucoup intéressé à la chance et à la destinée, et effectivement si l'on pense que les choses sont écrites quelque part, qu’il y a une raison aux choses, si on est religieux, on est plus optimiste que si l’on pense au contraire, comme moi, que tout est lié au hasard. On est en tout cas moins optimiste. 
 
Zoé – Vous réfléchissez à la condition humaine, vous êtes conscient que vous menez une vie de métaphysicien… !
 
Christian Boltanski – Oui, c’est une vie très intéressante. Je n'ai que des questions. Mais ce sont de vieilles questions que tout artiste se pose, il me semble. Pour moi, être humain, c'est chercher la clé à des serrures… Or, moi, je ne pense pas qu'il y ait des clés, mais ce qui est intéressant c'est de chercher, pas forcément de trouver. Je déteste ceux qui trouvent !
 
Zoé – No hay camino, hay que caminar… Il n’y a pas de chemin, il n’y a que cheminement. Comment votre œuvre se nourrit-elle ? Trouvez-vous sa nourriture dans la littérature ?
 
Christian Boltanski – Oui. Mais tout nourrit. L'autre jour, j'ai assisté à un mariage à Malakoff et les gens soufflaient des bulles de savon autour des mariés. Ces bulles de savon ont nourri ma pensée. Je me suis dit que les morts sont comme les bulles de savon qui partent au ciel et puis éclatent. Voyez, ce n'est pas forcément les lectures, c'est tout et n'importe quoi.
 
Zoé – Vos installations, les reliquaires et autels, ces photographies de visages, avec les boîtes en acier et les lampes électriques, disaient cela a existé comme vos amas de vêtements… cela vient comment, d’où ?
 
Christian Boltanski – L'idée est de fabriquer des mythes, ils durent plus longtemps que les objets. Les objets n'ont pas d'importance, ils en ont de moins en moins. Je m'attache davantage à construire des mythes qu'à fabriquer des objets dont j’ai de moins en moins le désir.

Aujourd'hui, je fais des choses vouées à la destruction, très grandes, dans des endroits très lointains, presque inaccessibles, et je les laisse disparaître.
 
J'ai une fondation au Japon, un endroit où je collectionne les battements de cœur. 
Les Archives du Coeur de Christian Boltanski — Teshima (mai 2019)
(c) Zoé Balthus

Aujourd'hui, j'en ai plus de 100.000 (cœurs battant), Les Archives du cœur, et donc c'est en pleine mer du Japon, sur la petite île de Teshima. On peut y aller, c'est un endroit connu, mais c'est un long voyage même de Tokyo. 

Dans le même ordre d’idées il y a un homme, un collectionneur David Walsh, qui a acheté ma vie en Tasmanie et qui me filme jour et nuit et si on va là-bas, on peut m’y voir. Il y a des moniteurs qui retransmettent en direct et en différé. Mais personne ne va jamais en Tasmanie. 
Voilà, ce sont plutôt ces choses-là qui m'intéressent aujourd'hui, donc il n'y a pas l'idée d'un atelier ou de vrai travail. 

Zoé – Quelles sont vos dernières œuvres et vos projets ?

Christian Boltanski – Ma dernière œuvre est une installation de quatre ou cinq cent petites clochettes au nord Québec dans la neige. Elles tintent dans le vent, font une petite musique. C'était il y a un mois. Elle s'appelle Animitas. J'avais déjà monté le même projet dans le nord du Chili dans le désert d'Atacama, histoire de parler avec les fantômes. Je les laisse sur place, puis elles finissent par disparaître avec le temps. 

Mon prochain projet, ce sont de grandes trompettes ou plutôt de grandes trompes que je construis en ce moment et qui seront installées sur des pylônes en Patagonie et quand le vent va s'engouffrer à l'intérieur, elles recréeront le chant des baleines. Elles sont situées sur un site extrêmement difficile à atteindre en bordure d’océan, où il y a un sanctuaire de baleines. Ce n'est pas secret, mais personne ne va jamais y aller. Je réalise des vidéos et des photographies. Voyez, c'est cela la construction d'un mythe : un homme a essayé là-bas de parler aux baleines.


  

La forêt des murmures de Christian Boltanski sur l'île de Teshima, Japon 
Un film de Zoé Balthus (mai 2019)